Hugues Demeude Journaliste reporter, auteur-réalisateur


Transglobal

Transport d’œuvres d’art, ou l’art du transport

Dés qu’une œuvre d’art est mise en mouvement au moment d’un prêt, d’une vente ou d’un examen, elle doit être manipulée avec grand soin. La transporter réclame un savoir-faire d’autant plus éprouvé que chacune d’entre elles est unique, exigeant du sur mesure. L’entreprise I** en a fait sa spécialité. Portrait d’une société férue d’art qui cultive la discrétion.

Dans la cour du Donjon de Sainte-Geneviève-des-bois, malgré la pluie qui leur fouette le visage en cet après-midi de juillet, une poignée d’hommes s’affaire avec douceur et application autour d’une sculpture monumentale d’Onelio Vignando en passe d’être installée sur son socle d’exposition. Tandis qu’un homme manœuvre une grue de levage avec précision, d’autres guident la translation entre le plateau du camion qui a transporté cette œuvre d’art en acier inox de 350 kg et le piédestal. Ils exécutent leur tâche avec délicatesse, en ayant soin de disposer la pièce dans les meilleures conditions de présentation. Ces chauffeurs et bardeurs travaillent pour la société I**.

Louis Molinari, l’organisateur de l’exposition de sculptures monumentales qui a réuni vingt cinq œuvres magistrales d’artistes phares, apprécie le travail : « J’ai fait appel à I** parce que c’est une condition sine qua none pour que les artistes acceptent de nous prêter leurs œuvres. Ils veulent I** comme transporteur et la Loyds pour assureur. Cela fait 30 ans que je travaille avec eux. A chaque exposition, Armand, César ou Gargallo savaient que leurs sculptures seraient en sécurité, qu’elles ne seraient ni écornées, ni maltraitées. C’est une question de confiance et de respect du savoir-faire. Peut-être qu’ils ont des allures de déménageurs en apparence, mais ils sont souvent plus fins, plus sensibles que des personnes qui se prétendent critique d’art. Ils connaissent les artistes derrière la barrière ».

Depuis 1964, I** est spécialisé dans le transport d’objets d’art. Leurs clients ? Les musées qui empruntent des œuvres pour réaliser une exposition, mais aussi les galeries, les commissaires-priseurs, ou les collectionneurs privés qui s’assurent les services d’un professionnel pour le déplacement de leurs sculptures, tableaux, installations, tapisseries ou autres porcelaines. C’est une société qui emploie quarante-neuf personnes : une quinzaine de chauffeurs, des emballeurs, des bardeurs, ces personnes chargées de manipuler les pièces de grandes dimensions, ainsi qu’une quinzaine de salariés aux services administratifs.

Un métier de passionnés aux différents registres

André Duvolet, le directeur technique de cette entreprise de transport qui évolue aussi bien dans l’hexagone qu’à l’international, ne dément pas l’analyse de connaisseur de Louis Molinari : « C’est un métier de passionnés. On va dans des endroits un peu secrets auxquels les visiteurs n’ont pas accès. Les réserves des musées par exemple. Je suis là depuis 10 ans, et j’y vais toujours avec étonnement et plaisir. Notre personnel a un rapport très intime avec les œuvres. On a ramené par exemple depuis la Villa Medicis à Rome la sculpture des Bourgeois de Calais qu’il fallait remettre en place le 5 juillet dernier après 3 mois de restauration. L’émotion dans la cabine du chauffeur était perceptible… ».

Si l’étonnement perdure c’est que tout œuvre d’art est unique. A chaque nouveau transport il faut réfléchir à de nouvelles solutions. Ces spécialistes doivent répondre à des besoins particuliers et se demander au cas par cas ce qu’il convient de faire pour que l’opération fonctionne. Ils s’appuient pour cela sur un solide savoir-faire acquis sur le terrain et sur une flotte de camions comprenant neuf Mercedes spécialement adaptés à leur activité.

L’emballage de l’œuvre est la première action à prendre en compte. Elle anticipe le déplacement de celle-ci jusqu’à sa destination en lui garantissant toute la sécurité que requiert sa fragilité. « Les emballeurs dessinent l’espace autour d’un rêve d’artiste », confie André Duvolet. « Il faut saisir le profil d’une œuvre et savoir ce qui pourrait le mieux lui correspondre. Nous fabriquons des caisses de différents types en contreplaqué qui s’apparentent davantage à la menuiserie qu’à l’emballage proprement dit lorsqu’il s’agit d’œuvres de grande valeur ».

L’énoncé des modèles d’emballage ressemble à un inventaire à la Prévert : caisse à tablettes molletonnées pour sculpture, caisse à claire-voie pour mobilier, caisse-écrin pour porcelaine et objet fragile, caisse individuelle pour tableau, caisse à glissière pour cadres de même dimension ou encore caisse à tiroirs pour petits objets. Les tableaux qui voyagent par avion pour prendre part à une exposition sont entourés de toutes les précautions puisqu’ils sont placés dans des caisses climatisées avec un habillage de polystyrène extrudé hermétiquement clos grâce des joins d’étanchéité sur le couvercle.

Les contraintes en matière d’emballage sont scrupuleusement respectées, particulièrement quand il s’agit de transporter une œuvre du musée du Louvres. Selon Anne de Wallens, régisseur au Louvres du département des peintures : « Les exigences en matière d’emballage et de transport dépendent de l’état de l’œuvre, de son état, de sa fragilité, de sa destination, et du mode de transport. Tout est fait sur mesure. C’est du cas par cas. On ne traite pas des terres cuites comme des dessins ou des sculptures. Le degré d’exigence varie également d’un musée à l’autre, d’un type de collection à l’autre. En ce qui nous concerne, notre niveau d’exigence est très élevé. Nous imposons par exemple notre modèle de caisse avec des plans d’aménagement intérieur précis ainsi que l’épaisseur de mousse qu’il convient d’y introduire. Au Louvres, nous avons aussi pris le parti de convoyer les œuvres de bout en bout ».

Le coût de l’emballage est une part importante du prix du transport. Pour une caisse destinée à une peinture de 1,5 m sur 1 m, il faut compter 3 à 4 000 francs. Les matériaux sont chers, notamment les mousses aux trois différentes densités. La caisse tableau revient beaucoup plus cher que celle prévu pour une sculpture, en vertu de la quantité supérieure de matériaux employés. Emballer une sculpture, c’est avant tout savoir bien la caler. Excepté pour une statuette où il faut alors avoir recours à une caisse écrin. Un bloc de mousse est taillé à la forme de la sculpture, puis celui-ci est habillé d’un molleton collé à chaud. Pour une caisse climatisée, le prix croît environ de 40%.

Des véhicules spécialement adaptés

Si les œuvres d’art sont emballées avec le plus grand soin, elles sont aussi transportées avec délicatesse. Tous les camions de la flotte de véhicules d’I** sont construits sur mesure pour répondre aux besoins spécifiques propres à l’acheminement des œuvres d’art. Du 3,5 tonnes au 19 tonnes, ils ont chacun le même profil. Entièrement noirs, ne laissant apparaître que les trois lettres I** peintes en rouge, ils possèdent tous une climatisation et un contrôle de l’humidité et de la température, une suspension pneumatique, un capitonnage avec sangles d’amarrage, et un hayon élévateur. Les semi-remorques sont en sous-traitance, et les Mercedes de 3,5 tonnes, 7,5 tonnes et 9 tonnes sont en location longue durée.

Alain Loncle, le responsable du dépôt insiste sur ce point : « Tous les 3 ans, le camion est renouvelé. C’est notre parc, avec des camions à nos couleurs, mais nous n’avons pas tous les problèmes de gestion, de passage aux mines. Vous payez un loyer mensuel évalué en fonction des kilomètres parcourus. Si vous avez un problème de véhicule, vous en avez un autre de remplacement. Avec l’assistance Mercedes, on ne se fait pas de souci. Par exemple, on est tombé en panne cette année à Toulouse avec un de nos 3,5 tonnes Mercedes. Dans la nuit ils ont fait descendre une boîte de vitesse. Le lendemain soir, on pouvait reprendre le camion ».

Mais la raison pour laquelle les responsables de l’entreprise ont fait le choix des camions Mercedes a surtout à voir avec les spécificités du métier de transporteur d’œuvre d’art. Alain Pernet, superviseur présent dans l’entreprise depuis 30 ans, l’explique : « Au delà de la suspension à coussin d’air qui fait que le camion a une souplesse beaucoup plus importante que sur un châssis normal mais qui est maintenant très classique, on n’est pas venu aux Mercedes par hasard. Ce sont les seuls qui ont un châssis vraiment léger qui nous permet de prendre plus de poids. Par exemple, les véhicules de 3,5 tonnes de marques différentes ne prennent que 400 kg une fois carrossés. Il s’avère qu’avec le Mercedes de la même catégorie on doit gagner 200 kg de charge. Il n’y a pas photo. Par ailleurs, le moteur Turbo Diesel quand on prend un 5 cylindres nous permet de tenir le 110 km/h en pleine charge sans difficulté, même en côte. Dans ces conditions, nous mettons beaucoup moins de temps pour aller d’un point à un autre, ce qui est un facteur de rentabilité mais aussi de sécurité ».

Un marché porteur qui exige de la discrétion

Si les camions d’I** sont relativement banalisés n’affichant pas en toutes lettres leur activité de transporteur d’art, c’est qu’en la matière la plus grande discrétion est recommandée. Le braquage reste la grande crainte, le fantôme qui rôde. Aussi pouvoir compter sur des véhicules fiables et performants qui rejoignent vite leur lieu de livraison est un atout. Une deuxième carte maîtresse pour contrer un hypothétique acte de malveillance est de ne jamais divulguer les itinéraires empruntés par les camions. Seul le personnel de la société, trié sur le volet, est susceptible de connaître le planning des transports. Grâce aux précautions prises, aucune attaque ne s’est produite en France depuis bien longtemps, ce qui rassure les chauffeurs et leur permet de travailler sans pression particulière.

Le volume important de mouvements d’œuvres en France comme à l’étranger fait finalement que tout est bien rôdé. Les commissionnaires de transport d’objets d’art agissent en spécialistes avertis. A l’instar de la France où les trois grandes sociétés CH**, LP** et I** se partagent l’essentiel du marché, chaque pays susceptible de faire appel à ce type de service est représenté par trois entreprises phares. Propileo en Ialie, Masterpiece aux Etats-Unis sont des grands noms du transport d’art. A ceci près que les Américains n’effectuent pas d’emballage, la tâche étant traditionnellement dévolue aux musées.

Sylvie Michel, responsable commerciale d’I**, évoque les raisons d’une telle emprise : « Le marché de l’art se porte mieux depuis quelques années, aussi le nombre de mouvements d’œuvres a augmenté de façon sensible. De nouveaux transporteurs ont donc été attiré parce qu’ils considéraient être une manne. Mais ils n’ont pas les mêmes emballeurs, bardeurs, chauffeurs et manutentionnaires installateur avec de nombreuses années d’expérience tels que CH**, LP** et nous même pouvons les avoir. Donc les musées nous conservent leur confiance. D’autant que nous avons un pôle administratif bien structuré. Donc quand il faut suivre la logistique autour d’une énorme exposition, nous savons que nous avons les moyens d’assurer. D’autant que nous pouvons compter sur un réseau d’agents à l’étranger capables de résoudre n’importe quel problème, notamment au niveau de la douane ».

Parmi les 1 000 dossiers qu’I** traite environ chaque année, un nombre non négligeable d’entre eux consiste à assurer le transport à l’international. S’il s’agit de l’Europe, l’acheminement des œuvres est fait de bout en bout. L’entreprise française est alors amené à demander l’assistance de ses homologues avec lesquels elle travaille en réseau, afin d’effectuer le déchargement et le déballage si cela s’avère nécessaire. En revanche, si les œuvres doivent voyager par avion ou par bateau, un relais est passé avec les spécialistes des pays qui les reçoivent. Il reste difficile d’évaluer la quantité de transports réalisés tant au niveau français qu’à l’étranger dans la mesure où chaque dossier est un cas à part. Certaines expositions nécessitent la prise en charge et le déplacement de 400 œuvres, tandis que d’autres n’en auront que 100. Au total, cela représente un chiffre d’affaire supérieur à 30 millions de francs.

A cet égard, les expositions monumentales ne sont pas les plus rentables. André Duvolet se souvient de celle consacrée au centenaire de l’école de Nancy : « C’était une exposition où tous les objets étaient d’une extrême fragilité. C’était sans doute la plus délicate. Il y avait énormément de meubles anciens, de porcelaines, de vases de Galais… Il y avait plus de 400 objets, 60 prêteurs venant du monde entier. En plus, on la menait complètement de bout en bout, avec l’installation, la mise en vitrine des œuvres… Notre intervention a duré au total six mois, pour un budget de 4 millions de francs. Autant dire que ce n’est pas une opération de grande rentabilité. Mais cela reste tout de même un souvenir inouï ». Un souvenir d’esthète qui de tous les transports préfère ceux de la joie devant le beau.

Hugues Demeude