LE SPECTACLE DU MONDE (novembre 2000)
Y�men, le royaume des insoumis.
Elle ressemble d'abord � une t�che sombre coll�e au bitume.
Puis, � mesure que notre voiture s'en rapproche, elle se d�tache et s'impose
avec la force am�re de l'�vidence. C'est bien une roche plac�e sur la
chauss�e dans l'intention de filtrer les v�hicules se dirigeant au nord
vers Saada. Pourtant pas d'arm�e en vue. Juste un homme avec sa kalachnikof
en bandouli�re, post� aux aguets � proximit� de cet obstacle. Le visage
tann� arborant moustache et barbiche, v�tu de la traditionnelle robe masculine,
le thowbe, recouverte d'un veston sombre, il fait signe � notre conducteur
de s'arr�ter. Derri�re lui, un peu en retrait, quatre hommes arm�s semblent
pr�ts � intervenir. Visiblement tr�s remont�, il exige les papiers d'identit�
de chacun. Dans notre 4X4, les deux militaires qui constituent l'escorte
impos�e � tout visiteur �tranger dans la r�gion se raidissent sur leur
arme. S'ensuit un dialogue bref en arabe. Il s'av�re que ces pirates de
la route ne s'int�ressent pas aux touristes. Du moins pas cette fois.
Ils cherchent � capturer un membre d'une tribu voisine pour s'en servir
de monnaie d'�change dans le r�glement d'un conflit local.
Au Y�men, ce type d'embuscade s'appelle "couper une route". Sur les
deux cent cinquante kilom�tres qui relient Sanaa, la capitale, perch�e
au coeur d'un haut plateau � 2 350 m d'altitude, � l'ancienne cit� de
Saada situ�e � l'extr�me nord pr�s de la fronti�re saoudienne, c'est un
risque non n�gligeable. En chemin, nous avons �t� stopp�s � trois reprises.
Le qabili, l'homme de tribu, nous laissant � chaque fois repartir avec
un aimable sourire.
Il faut dire que dans ce pays �pre et subtil, nombres de conflits se r�glent
encore selon de vieux modes coutumiers. A l'autorit� centrale de l'Etat
se rajoute celle �clat�e de tribus o� l'organisation sociale et la justice
suivent des pr�ceptes qui souvent datent d'avant l'implantation de l'Islam.
Notamment dans les r�gions montagneuses du nord. Ici on ne badine ni avec
l'honneur ni avec la propri�t� d'autrui. Toute personne s'estimant l�s�e
est en droit de se faire justice de son propre chef, en se servant par
exemple d'otages pour obtenir compensations. M�me pour des probl�mes b�nins
tels qu'une d�limitation de terrain litigieuse, un accident non d�dommag�,
ou une restitution de b�tail.
L'enl�vement est aussi un moyen de faire pression sur le gouvernement
. C'est ce qu'ont d�couvert � leurs d�pens plus de cent cinquante touristes,
enlev�s entre 1995 et 1999, par des ravisseurs issus de tribus r�clamant
au gouvernement la construction de routes ou d'�coles, la fourniture de
tracteurs ou l'enr�lement de certains hommes de leur clan dans l'arm�e.
F�cheux pour les int�ress�s, ces rapts n'en �taient pas moins tol�r�s.
Jusqu'au 28 d�cembre 1998. Ce jour l�, Sanaa fit donner l'assaut contre
des musulmans int�gristes qui retenaient seize touristes occidentaux.
Dans la fusillade quatre otages furent tu�s. Contrairement aux autres
cet enl�vement n'�tait pas le fait d'une tribu, mais d'un groupe terroriste,
et les revendications n'�taient pas sociales mais politiques ce qui pouvait
constituer un pr�c�dant dangereux dans un pays o� les armes sont en vente
libres.
Amplement relay� par les m�dia internationaux cet �pisode fit du Y�men
une destination � �viter. De cent mille en 1998 le nombre de visiteurs
se r�duisit � moins de cinq mille au premier trimestre 1999. Du coup les
120 millions de dollars qu'avait rapport�s le tourisme s'�vanouissaient.
Conscient du manque � gagner occasionn�, le gouvernement se lan�a dans
une chasse aux militants islamistes. D'autant qu'il �tait apparu que dans
les rangs des ravisseurs se trouvaient, non pas que des Y�m�nites mais
aussi des Egyptiens, des Alg�riens, des Tunisiens, et nombre v�t�rans
de la guerre d'Afghanistan. Le g�n�ral Ali Abdallah Saleh, prit lui m�me
les op�rations en main. D�s le mois de mai 1999, ses forces avaient captur�
le leader du groupe, Abu al Hassan al Midhar, qui, apr�s proc�s, finit
devant le peloton d'ex�cution.
Pr�sident de la r�publique arabe du Y�men du nord de 1978 � 1990, Saleh
prit la t�te du pays r�unifi� en 1990 et a �t� r��lu deux fois � ce poste,
par le Parlement en 1995 et 1999. Prenant appui d'un c�t� sur les chefs
des tribus pour d�fendre un Islam rigoureux sans donner dans le fondamentaliste,
et de l'autre sur un renforcement du dispositif policier, il a cherch�
� �viter que le Y�men ne devienne une base arri�re du terrorisme islamique.
Afin de relancer une industrie devenue essentielle au d�veloppement de
ce pays somptueux et contrast�, qui par bien des aspects, reste ancr�
dans le Moyen Age.
Grand comme la France, bord� par deux espaces marins, la mer Rouge et
l'oc�an Indien, et par le d�sert Rub al-Khali qui p�n�tre au coeur de
l'Arabie Saoudite, le Y�men est issu de l'unification de la r�publique
arabe du nord, organis�e autour de Sanaa, et de la R�publique populaire
d�mocratique du sud, constitu�e en 1970, apr�s le d�part des Britanniques
qui avaient annex� la colonie d'Aden en 1839.
Exprimant sans retenue leur fiert� d'appartenir � un peuple issu de la
civilisation sudarabique, les Y�m�nites constituent une nation de dix
sept millions d'individus. Guerriers farouches, paysans obstin�s, commer�ants
habiles, mais aussi formidables b�tisseurs et intr�pides hommes des mers,
ils ont forg� une histoire vieille de trois mille ans qui peut se lire,
entre autres dans les paysages, l'architecture, ou encore les codes vestimentaires.
Cette histoire commence dans la l�gende. En 950 avant J.C. la reine du
royaume de Saba, �tat du sud-ouest de la p�ninsule arabique, rendit visite
� Salomon roi d'Isra�l. Sa caravane regorgeait dit-on, d'aromates, d'encens
et de tous les produits du commerce maritime et caravanier qui faisaient
la richesse de son royaume. Connue sous le nom de Bilkis dans le Coran,
la reine de Saba reste la m�re de la patrie y�m�nite et la civilisation
sab�enne, son �ge d'or.
Les vestiges du site de Mareb, capitale de ce royaume, situ�e � 175 km
� l'est de Sanaa, t�moignent encore de cette grandeur. Elle fut le fer
de lance de la civilisation Sud Arabique qui domina l'Arabie m�ridionale
durant les huit si�cles pr�c�dant notre �re. C'est elle qui donna "l'Arabie
heureuse", ou "Arabie verte" convoit�e par les l�gions romaines de
Caius Gallus en 24 av J.C. R�parties dans les grandes vall�es qui encadrent
le bassin d�sertique de Ramlat al Sab'atayn, les tribus sab�ennes cultivaient
la terre gr�ce � d'ing�nieux syst�mes d'irrigation qui permettait de canaliser
les eaux de pluies saisonni�res, abondantes sur les plateaux de l'ouest.
Le joyau de ce syst�me �tait le formidable barrage de Mareb, qui, construit
en 700 avant J.C., permettait d'alimenter 10 000 hectares de jardins et
de nourrir 50 000 personnes. De Taez � Ibb, les paysages traduisent encore
la vocation agricole de cette campagne recouverte de terrasses o� poussent
du mil, du sorgho, du bl� mais aussi des acacias et des jujubiers.
D�laiss�s � partir du 1er si�cle de notre �re, au profit des positions
plus strat�giques du haut plateaux de l'ouest, ces vall�es ont �t� progressivement
abandonn�es apr�s la conqu�te du royaume par les guerriers perses de Khorso
1er, en 570. Un retrait qui a facilit� la p�n�tration des b�douins et
de l'islam.
L'implantation rapide de l'Islam � partir du 7eme si�cle - la l�gende
veut que le peuple y�m�nite se soit converti � Mahomet comme un seul homme
en une journ�e - a laiss� une forte autonomie aux tribus locales. Si certains
qabili ont rejoint en nombre les arm�es de conqu�te des califes omeyyades,
d'autres n'ont pas h�sit� � se rebeller contre l'administration de Damas,
et � se battre entre tribus pour assurer leur supr�matie. Ce qui ne fut
pas sans provoquer une situation assez anarchique. Au 9eme, deux hommes
vont contribuer � remettre de l'ordre et assurer un certain rayonnement
du Y�men dans l'ensemble du monde arabo-musulman. Il s'agit en premier
lieu de Ibn Ziyad qui fut d�p�ch� au d�but de ce si�cle par les califes
abbassides pour pacifier les provinces y�m�nites. Tr�s vite autonome vis-�-vis
de l'autorit� de Bagdad, il donna naissance � la dynastie zyadite (820-1018).
Il fonda � cette occasion, sur la plaine c�ti�re de la Tihama bordant
la mer Rouge, la ville de Zabid qui allainet s'affirmer comme un illustre
centre spirituel et religieux de l'islam sunnite. Au plus fort de sa prosp�rit�
�conomique, politique et culturelle, sous la dynstie rassoulide, entre
le 13eme et le 15eme si�cle, elle concentrait jusqu'� deux cent trente
six mosqu�es.
A la fin du 9eme si�cle arrive �galement au Y�men un homme qui, aujourd'hui
encore, marque de son empreinte l'ensemble du pays, et tout particuli�rement
les r�gions du nord. Yahya Ibn al Husayn, dont la famille venait de M�dine,
et qui se disait descendant du calife Ali, gendre de Mahomet, et donc
musulman chiite, est � l'origine du zaydisme, variante de l'islam chiite
sp�cifique � cette r�gion et singularis� par sa th�orie de l'imamat. En
vertu de celle-ci, l'imam zaydite doit �tre l�gitime, c'est � dire �tre
un descendant de la maison des Alides, tr�s pieux, fin connaisseur du
Coran et de la shari'a, (loi coranique), apte � f�d�rer et guider des
tribus, et vigoureux dans la bataille. Mais contrairement aux autres imams
chiites qui sont litt�ralement v�n�r�s, il doit aussi se contenter du
seul r�le de chef politique et religieux. Yahya Ibn al-Husayn fut reconnu
imam par la tribu de Khawlan � Saada qui devint de ce fait le berceau
du zaydisme. Cette cit� du nord en est encore aujourd'hui le fief �minent.
Ainsi sa Grande mosqu�e, dite mosqu�e Al-Hadi, renferme le mausol�e de
ce premier imam zaydite et ceux de onze de ses successeurs.
Pris entre le sunnisme des hautes terres m�ridionales, de la Tihama et
de l'Hadramaout, au sud, et au nord, l'expansionnisme des Ottomans, qui,
par deux fois envahirent le pays - de 1538 � 1636 et de 1850 � 1918 -,
le zaydisme ne va pas cesser de s'affirmer. Souvent les armes � la main.
Les forteresses de Kawkaban, de Thula et Tawila, � l'ouest de Sanaa, citadelles
�rig�es dans la montagne autour de maisons verticales b�ties en gr�s et
en calcaire, sont autant de vestiges de cette r�sistance farouche.
Contrairement aux r�gions montagneuses du nord, les habitants de la r�gion
c�ti�re de la Tihama, o� le facteur tribal n'a aucune prise, ont subi
les deux occupations ottomanes avec fatalisme. L'architecture est de ca
fait purement domestique et religieuse. Zabid est constitu�e de maisons
basses en briques de terre cuite pour la plupart blanchies � la chaux
qui s'articulent autour d'une cour ind�pendante. Les fa�ades pr�sentent
de superbes �l�ments d�coratifs : porte en bois sculpt�e, frises stuqu�s,
briques saillantes, fen�tres orn�es de motifs g�om�triques ou v�g�taux...le
cin�aste italien Pier Paolo Pasolini, tomb� sous son charme exotique en
avait fait le cadre de son adaptation au cin�ma des contes des Mille et
une nuits.
A l'est, dans la vall�e de l'hadramaout, qui se prolonge sur pr�s de deux
cents kilom�tres, les habitations se marient avec la couleur de la terre.
Hautes et imposantes, elles sont construites en pis�, avec de l'argile
et de la paille. L'�tonnante ville de Shibam, appel�e la Manhattan du
d�sert, concentre cinq cents immeubles de terre.
La capitale offre encore un autre visage. C'est une ville fortifi�e avec
ses cinq mille maisons-tours. Maisons familiales alti�res pouvant atteindre
vingt cinq m�tres de hauteur et construites en briques de terre cuites
avec un soubassement en pierres et un luxe de compositions d�coratives
en pl�tre. Les plus vieilles fondations encore �rig�es remontent � 800
ans.
L'int�r�t pour la verticalit� est multiple. Elle permet � la maison de
disposer de suffisamment de pi�ces pour abriter une famille nombreuse,
et donc de rester soud� au sein de son clan rapproch� d'une dizaine de
personnes. Elle facilite la d�fense du lieu d'habitation, ce qui est une
vertu dans ces zones tribales o� la notion de s�curit� est centrale.
A cette parfaite gestion de l'espace ext�rieur correspond �galement une
bonne distribution int�rieure des pi�ces qui se r�clame d'un confortable
art de vivre. Les femmes, qui, cach�es sous leur voile, ne sortent de
chez elles que pour s'occuper des enfants et acheter le n�cessaire pour
la bonne tenue du foyer et l'alimentation de la famille, ont un �tage
� elle. Les hommes re�oivent l'apr�s-midi dans un vaste salon appel� mafraje
situ� au dernier �tage de la demeure. V�tus de leur traditionnelle robe
masculine entour�e d'une ceinture dans laquelle est gain�e un large poignard
� lame recourb�e nomm� jambiyya, ils s'appliquent � ne rien faire que
m�cher le bouquet quotidien de q�t, plante euphorisante devenue une v�ritable
drogue nationale tant elle est consomm�e.
Dans le souk, � la porte de leurs �choppes, les commer�ants au visage
tann� et burin�, observent, immobiles, avec une bienveillance apparente
les quelques �trangers qui s'aventurent � Sanaa.
Malgr� les mesures gouvernementales les touristes ne sont pas encore revenus.
Certains sites restent d'ailleurs interdits d'acc�s. Faute de pouvoir
y garantir la s�curit�. L'ancienne cit� de Baraqish, jadis appel�e Yathill,
qui �tait dans la vall�e du Jawf un important relais caravanier, ne peut
pas se visiter. Pas plus que Sirwa, la premi�re capitale du royaume de
Saba, situ�e au sud de Mareb. L'an pass� deux fran�ais qui passaient par
l�, faisant fi des recommandations officielles, en ont �t� quitte pour
trois semaines de captivit�.
Hugues Demeude
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