Planète Internet
L’Indernet : comment la révolution numérique s’est amorcée...
En Inde, l’Internet est librement accessible depuis l’été 95. Si le réseau de recherche et d’éducation ERNET permettait déjà à des milliers de chercheurs et d’étudiants de se connecter gratuitement, les infrastructures mises en place par VSNL - l’unique opérateur de télécommunications longues distances - ont contribué à franchir une étape décisive. Une révolution de velours qui était à l’origine tributaire d’une situation de contrôle du marché assortie de tarifs onéreux.
A Madras, dans la ville phare de l’Inde du sud, le Net s’affiche sur les panneaux, est étudié dans la presse, ou encore évoqué dans les réunions professionnelles qui lui sont dédiées. L’émergence de l’ordinateur communicant avec l’Internet pour vecteur est un phénomène récent qui permet de rompre les distances pour une fraction réduite des 900 millions d’indiens. « Internet en Inde est encore au stade de l’enfance, souligne Altaf Ahmed, responsable de la logistique pour India Internet Pvt à Calcutta. Avec environ 10 000 utilisateurs, l’Inde a un nombre d’usagers encore très faible. Mais étant donné le nombre d’habitants dans ce pays, la portée de ce médium risque d’être énorme. »
Cela pour au moins deux raisons. La première correspond à l’évolution de la société indienne qui, grâce à une croissance soutenue depuis 1980, a permis à une classe moyenne de s’émanciper et d’accéder à une société de consommation de biens nouveaux. Sur les 150 à 200 millions d’individus, qui constitueraient selon les estimations les classes moyennes et les nantis, seule une minorité s’équipera dans un proche avenir d’un ordinateur communicant. En Inde, le taux d’équipement en ordinateurs individuels est encore faible : 0,7 pour mille. Mais cette minorité pourrait être synonyme de confortable majorité dans bien d’autres pays d’abondance... La seconde raison renvoie à la grande aisance dont font preuve les indiens pour l’électronique et les sciences de l’ordinateur. L’Inde continue en effet de très bien se positionner dans les domaines de l’informatique et de l’électronique grâce à un personnel qualifié aussi abondant que bon marché. Le sous-continent indien forme chaque année 20 000 ingénieurs informaticiens. Nombre d’entre eux s’exilent pour faire fortune aux Etats-Unis, mais la plupart restent ou reviennent au pays. Ainsi l’année dernière en 1994, ils ont permis à l’industrie du logiciel en Inde de réaliser un chiffre d’affaire de 1,2 milliards de dollars. Dans ce contexte, la connectivité de l’Internet est le prolongement naturel d’échanges professionnels qui se font au niveau mondial.
Depuis 10 ans, un réseau pour les chercheurs
Depuis Bangalore, la capitale électronique indienne, appelée également « la Sillicon Valley d’Asie », Lalit M Patnaik Professeur au département Computer Sciences and automation de l’Indian Institute of Science fondé en 1909, utilise couramment l’Internet : « je m’en sers sérieusement depuis près de trois ans pour mes recherches et mes travaux de développement en ingénierie. Comme pour la convention qui réunira fin octobre à Bangalore un grand nombre des 12 000 membres de notre Computer Society of India, pour laquelle je suis responsable de la programmation, j’organise plusieurs conférences internationales avec et par l’Internet. Dans le contexte indien, l’Internet est particulièrement utile pour les scientifiques et les chercheurs, pour les professionnels des technologies de l’information qui sont à l’affût des dernières tendances en vue d’un usage commercial, pour les indiens et les étrangers qui veulent mieux connaître notre pays, ou encore pour la jeunesse qui peut y découvrir plein de choses excitantes, souvent désirables, et parfois moins... »
Comme tous les chercheurs et membres du corps enseignants qui ont accès au réseau, Lalit M Patnaik se connecte sur ERNET (Education and Research Network). Mis en place par le gouvernement indien et le ministère de l’électronique, avec l’assistance du programme de développement des Nations Unies (UNDP), ERNET fournit le réseau de coopération le plus étendu pour la communauté académique et de recherche indienne. Depuis 1988, cette structure regroupe cinq entités : l’Indian Institute of Technology, l’Indian Institute of Science de Bangalore, le National Center for Software Technology de Bombay et le ministère de l’électronique. Par ce biais, des milliers d’étudiants peuvent avoir accès gratuitement aux applications globales incluant le Email, le transfert de fichiers, Telnet, l’accès aux bases de données, aux conférences, à Archie, Gopher, WAIS et aux news.
Monopole de l’opérateur
« Le phénomène de l’Internet en Inde devient d’autant plus important que la présence des grosses compagnies s’intensifie » explique Shamit Khemka, fondateur à Calcutta de Pharos Infotech, qui fournit aux entreprises des solutions sur mesure quant à leur mise en réseaux. « Non seulement elles ne peuvent plus ignorer le Web, mai, je suis même convaincu que d’ici 6 à 8 mois le commerce électronique va devenir populaire. »
Un développement particulièrement étonnant si l’on considère que l’Internet n’est vraiment accessible pour les entreprises et les particuliers que depuis l’été 95. Les interconnections entre les cinq grandes villes que sont Bombay, Calcutta, Delhi, Madras et Bangalore, constituent l’infrastructure du réseau dont le monopole appartient à Videsh Sanchar Nigam Limited (VSNL). Cette société très influente, sous tutelle d’un ministère des télécommunications d’autant plus frileux qu’il ne veut pas entendre parler de privatisations, a la mainmise sur toutes les infrastructures de télécommunications. Elle gère même les circuits de télécommunications internationales qui sont dérivés des communications satellitaires via INTELSAT et INMARSAT.
Comme partout ailleurs, le business des télécommunications est des plus lucratifs : en 1995, les chiffres de VSNL affichent 942 millions de minutes de téléphones payées en trafic international, soit trois plus qu’en 1990 qui en avait accumulé tout de même 370 millions. On comprend dés lors que les réflexes monopolistiques puissent persister...même et peut être surtout dans le champ de la fourniture d’accès à Internet. D’autant qu’à l’avenir, l’opérateur indien a dit qu’il proposerait la connexion du réseau principal à 4 300 cités en Inde, via INET le réseau X25 du Ministère des télécommunications.
« Une annonce tout de même étrange » indique Atul Chitni, un des premiers spécialistes de l’Internet en Inde, « si l’on considère que le réseau INET ne couvre que 89 villes aujourd’hui. » Mais une annonce qui va dans le sens du rôle qu’entend jouer VSNL sur le marché mondial des télécommunications. Dans un court terme, cet acteur veut installer quatre commutateurs numériques à fortes capacités de lignes, et proposer des lignes ISDN et ATM. Une ambition qui se répercute sur la grille de tarifs.
Comme toujours en Inde, il y a une classification : celle-ci fait nettement la distinction entre les étudiants, qui ont un régime de faveur, les « professionnels », qui sont des individus à leur compte, « les non commerciaux », c’est à dire les ONG, les exportateurs de logiciels, les entreprises commerciales, et enfin les fournisseurs d’accès à Internet et les fournisseurs d’Email sous licence. Ces derniers sont pour le moment pris à la gorge : ils doivent payer la licence jusqu’à 3 millions de roupies par an (1 roupie = 6 FF), et restent sous surveillance. Cet investissement est évidemment répercuté sur les usagers. Atul Chitni s’en plaint et dénonce : « Pour une personne comme moi, qui envoie en moyenne 40 messages internationaux par jour, je dois finalement payer à mon fournisseur d’Email 250 000 roupies par an. »
« Parler de l’Inde au monde... Apporter le monde à l’Inde »
Le coût est si élevé pour le moment que presque aucune entreprise, vu le rapport qualité prix, n’héberge son site en Inde. La plupart le sont aux Etats-Unis, et un nombre grandissant s’oriente vers Singapour. Ainsi, la société Ravi Database Consultants (RDC), qui apparaît comme le leader des services d’informations et du développement logiciel sur Internet (avec une vingtaine de clients importants tels que VSLN justement ou encore l’industriel Tata) se fait héberger San Diego, USA.
Mais cet état de fait risque d’évoluer rapidement. Devant la pression conjointe des usagers et des industriels américains qui se font de plus en plus présents, le monopole risque de se lézarder. Ainsi, Microsoft, bien implanté sur le marché indien, Sprint qui provisionne déjà VSNL avec ses services SprintNet, MCI assurant la connection entre Bombay et les Etats-Unis avec deux lignes 64 Kbps, ou encore Motorola qui va mettre en place un réseau de téléphone cellulaire (GSM ) à hauteur de 64 millions de dollars, jouent de leur influence pour qu’il y ait plus de transparence, de souplesse et de concurrence.
Une transparence dans les prises de décision, une souplesse tarifaire qui permettent de faire levier sur le marché, et enfin une émulation de la concurrence qui passe par un commerce électronique sécurisé. Néanmoins, même si le marché de l’Internet risque de s’ouvrir et de progresser au profit des utilisateurs, il restera sous haute surveillance. C’est ce que fait sentir Lalit M Patnaik : « Internet est un atout pour l’Inde d’une certaine façon, mais il inclut aussi des risques relatifs à la sécurité, le loisir excessif, ou l’accès à des informations peu recommandables qui pourraient affecter les modes de vie culturel et social des indiens. La façon de vivre traditionnelle des indiens ne peut accepter pour les jeunes un libre accès incontrôlé sur des sujets tel que le sexe. Cela peut être une vue conservatrice, mais c’est un sujet d’inquiétude pour les anciennes générations qui connaissent déjà le phénomène. » Shamit Kemka dit à sa manière en évoquant l’influence du réseau : « Parler de l’Inde au monde...Apporter le monde à l’Inde. » Oui, mais pas trop quand même, au risque de bousculer un ordre établi depuis des milliers d’années...
Hugues Demeude
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