Hugues Demeude Journaliste reporter, auteur-réalisateur


Citizen K (2005)

Un nouveau pont d'avant-garde sur la Seine

Le trente septième pont parisien s’étire entre la bibliothèque Mitterrand et le quartier de Bercy. Après ceux de la Concorde (1789) et d’Alexandre III (1900), il aura fallu attendre plus d’un siècle pour qu’un nouveau pont d’avant-garde d’une haute technicité soit tendu sur la Seine.
Rencontre avec son architecte.

(Extrait)
Si les ponts de Paris polarisent autant l’attention, c’est qu’ils dépassent de loin le simple usage fonctionnel. Carrefour truculent où se croisait par le passé le paname populaire à la langue pétulante et affilée, théâtre en eau vive lieu de tous les rendez-vous, les ouvrages d’art parisiens sont des espaces publics plein de caractère qui ont inspiré, émoustillé les architectes ingénieurs. Jusqu’à les pousser à inventer des solutions techniques innovantes pour réaliser des ponts d’avant-garde. Dernier en date, le trente septième pont en construction entre le quartier de Bercy et la bibliothèque Mitterrand fait office de prouesse technique, de première audacieuse.

Pareil à un pont de lianes

Il s’agit d’une passerelle à usage piétonnier, très basse, tendue par des câbles à la manière d’un pont de lianes sans appui au dessus d’une brèche de 190 mètres. Comme pour la passerelle de Solférino, ce belvédère dédié à l’agrément et la promenade sera accessible à la fois depuis les berges et les quais hauts. L’architecte autrichien Dietmar Feichtinger, francophone de 43 ans installé à Paris, en est le concepteur : « Le dessin final résulte de nombreuses tentatives visant à résoudre les questions relatives à la fonctionnalité de la passerelle, son insertion urbaine, son usage récréatif et bien entendu à ses contraintes architecturales… on cherchait une cohérence. C’est un projet qui a finalement surgi de lui même ; je l’ai laissé venir. Initialement nous n’avions pas en tête de réaliser une prouesse technique, mais cela a fini par s’imposer ».
Le dessin proposé semble d’une grande simplicité. Il présente deux arcs, convexe et concave, qui forment une lentille de 106 mètres de long au dessus de la Seine. À leurs extrémités, ils sont liaisonnées à un câble puissamment tendu, sorte de liane, leur permettant de rejoindre les deux accès sur chaque rive. « Ce n’est pas un pont de lianes pur ! L’originalité du projet au niveau structurel, c’est cette superposition sur une grande portée des deux structures, l’arc et le câble, qui s’assemblent et s’entraident. J’ai voulu répondre au concours par un ouvrage plutôt doux, souple. Parvenir à un dessin en rapport avec l’eau qui soit fluide, élégant, léger. Je ne voulais surtout pas chercher à impressionner, que ce soit monumental ».

Des architectes novateurs

En ce sens, Feichtinger s’inscrit bien dans la lignée des architectes ingénieurs novateurs qui ont marqué l’histoire des ponts de Paris par leur recherche de finesse. Après Rodolphe Perronet, l’architecte du roi Louis XV et premier ingénieur des Ponts et chaussés, qui a révolutionné le monde des bâtisseurs d’ouvrages d’art avec le pont de la Concorde construit en 1789, après Jean Résal qui a remporté tous les suffrages en réalisant l’audacieux pont Alexandre III pour l’Exposition Universelle de 1900, l’architecte autrichien est en passe d’orner Paris d’un nouvelle bague au doigt de la Seine.
Le mérite de Perronet a été de construire le pont de la Concorde d’un seul tenant, en installant conjointement les cinq arches qui le composent. Le jeu des contre-poids permettait d’avoir des piles beaucoup plus fines et légères que pour tous les autres ponts précédents. Jusqu’alors ils étaient construits arche après arche, et nécessitaient d’avoir des piles forcément épaisses, d’environ six mètres, afin d’équilibrer la poussée de l’arc au moment où celui-ci venait se poser sur ces deux appuis. Jean Résal lui aussi a recherché l’épure. À l’instar du pont Mirabeau qu’il a conçu quelques années auparavant, c’est un prodige technique d’une seule arche en métal très surbaissée qui enjambe la Seine avec une portée de 107 mètres. Onze arcs en acier moulé constituent cette voûte sans pile qui a l’avantage de ne pas obstruer le fleuve.
« Perronnet et Résal ont recherché les limites du possible, réalisé de véritables prouesses techniques. Le pont a ceci d’intéressant qu’il donne à voir quasiment le squelette pur de l’ouvrage, contrairement à un bâtiment où la structure est bien souvent en retrait, fardée de tout un habillage. C’est pourquoi j’apprécie beaucoup aujourd’hui Renzo Piano et Norman Foster pour lesquels l’expression architecturale passe nécessairement par une expression structurelle. Ainsi pour la passerelle, si les éléments apparaissent fins, épurés, c’est qu’il y a derrière une logique structurelle qui répond à un langage architectural ».

Une agora sur la Seine

Dans cet entre-deux de la ville reliant le XIIe et le XIIIe arrondissement, la future passerelle va s’inscrire dans un bassin de 150 mètres de large sur 700 mètres de long entre les ponts de Tolbiac et de Bercy. Pour profiter des différentes perspectives sur le fleuve, la passerelle proposera une surface de 4 000 mètres carrés avec plusieurs traversées possibles suivant les paliers d’échange. « Sa largeur sera de douze mètres, un peu plus que pour le pont des Arts. On aura deux visions de la ville différentes : une très proche de l’eau, en respectant le gabarit du chenal navigable, et une en hauteur tel un belvédère tourné vers le centre de Paris. Sur le parcours inférieur, j’ai conçu une place publique destinée à des expositions temporaires, ou tout simplement à devenir un lieu de rendez-vous, de rencontre ». Il faudra attendre juillet 2006 pour fouler le tablier de cette nouvelle promenade et se retrouver en retrait du labyrinthe urbain. Du moins si tout se passe bien. Si contrairement aux passerelles du Millenium bridge de Londres et de Solférino en 1999, la mise en service de cet ouvrage hors du commun ne devra pas être retardée en raison d’oscillations imprévues. La mairie qui le finance à hauteur de 26 millions d’euros a du reste demandé l’an passé à l’architecte de reprendre tous les calculs pour tester la résistance à des vents de 30 mètres/seconde et non plus 20 mètres/seconde. Ce nouveau franchissement sera donc vraiment ouvert à tous les vents.

Hugues Demeude