Hugues Demeude Journaliste reporter, auteur-réalisateur


Beaux Arts, hors série Quai Branly (juin 2006)

La poésie d’une architecture sur-mesure

A l’opposé de l’architecture générique dont il stigmatise les parachutages stéréotypés, Jean Nouvel a misé sur les dimensions sensibles et symboliques d’une construction qui cultive l’émotion et le mystère.



Les voitures filent le long du quai Branly, aussi furtives que leur reflet sur le verre de la palissade du nouveau musée. Avec leur aplomb mécanique et autoritaire, elles longent le temps d’une accélération un monde poétique et mystérieux lové derrière cet imposant mur vitré. Une palissade à l’allure souveraine, haute de 12 m, qui s’étire toute en transparence sur 200 m en suivant la courbe de la Seine. Par delà cette frontière de verre qui marque le seuil du musée du quai Branly, le visiteur s’affranchit de l’agitation urbaine. Il découvre un espace arboré et foisonnant à travers lequel se laisse deviner derrière les branchages, en hauteur, comme suspendu dans les airs, le corps allongé de cette nouvelle institution culturelle. Et c’est là, d’emblée, sa première qualité architecturale : dénué de parvis officiel, majestueux, le bâtiment a été conçu de manière à ne pas s’imposer, claironnant, aux premiers regards. Cet édifice imaginé par Jean Nouvel semble au contraire se camoufler dans un abri secret et paisible, disparaître comme au plus profond d’une forêt. Un refuge boisé, qui accueille les objets des cultures non occidentales dont il a la garde, analogue à un écrin réalisé sur mesure.

Une insertion urbaine toute en finesse
Après l’Institut du monde arabe en 1987, réalisé lui aussi de façon parallèle à la Seine, puis la Fondation Cartier en 1994, orné également d’une palissade de verre et d’un mur végétal, c’est le troisième bâtiment culturel que Jean Nouvel érige à Paris. Ces trois éléments de comparaisons mises à part, le projet proposé par le célèbre architecte international ne puise en rien dans ses constructions précédentes. Sa réponse au concours international de maîtrise d’œuvre lancé par l’Etablissement public du quai Branly en 1999 s’est révélée aussi inventive qu’originale. Quatorze dossiers ont été étudiés de façon anonyme par un jury de 18 membres, parmi lesquels se trouvaient des architectes, des artistes et des conservateurs de musées, issus de nombreux pays. Les trois projets qui ont été distingués sont ceux dans l’ordre de Jean Nouvel, de Felice Fanuele associé à Peter Eisenman, et de Renzo Piano. Francis Soller s’étant vu décerné un prix spécial pour la créativité de son projet. L’architecte lauréat a proposé un dossier innovant qui a conquis le jury en raison de la qualité d’insertion du bâtiment dans le site, et de sa grande force architecturale, poétique, au service des collections.
Et ce n’est certainement pas en vertu de son statut d’architecte star que les membres du jury - quand bien même certains auraient-ils reconnus sa signature dans ce projet - ont désigné Nouvel comme lauréat. Un statut susceptible au contraire sans doute de le desservir. Né en 1945 dans le Lot-et-Garonne, Nouvel a en effet la réputation d’être un architecte complexe et exigeant, qui n’hésite pas à revenir sur ce qui a déjà été construit sur un chantier afin sans cesse d’améliorer le bâtiment. En d’autres termes, ce qui apparaît comme un gage de qualité pour un visiteur ou un utilisateur peut être synonyme d’inquiétudes voire de crispations pour le maître d’ouvrage contraint à des délais fixés par le donneur d’ordre politique.
Au quai Branly, malgré la durée assez courte des cinq années de travaux pour un chantier de cette envergure, les délais ont été globalement respectés. Et de façon presque étonnante, le bâtiment réalisé ressemble quasiment trait pour trait aux dessins du projet imaginé par Nouvel et son équipe en 1999. Cette fidélité au dossier de concours, qui s’enracine dans un travail minutieux d’anticipation, a permis à l’architecture du musée de conserver intacte toute sa force initiale.

La première qualité du projet architectural salué par le jury réside dans la finesse de son insertion urbaine. Dialoguant avec la Seine depuis sa rive gauche, le long corps du musée et sa palissade effilée épousent scrupuleusement la courbure de cette longue avenue fluviale, matrice de Paris. Ces parallèles curvilignes donnent le ton : l’édifice est placé sous le signe de la nature et les grandes lignes qui le composent ne sont pas sécantes et orthogonales mais courbes, fluides, sinueuses, déliées. Une architecture guidée par le naturel, comme en témoigne aussi cette recherche de continuité avec les îlots haussmanniens sur lequel le musée s’adosse. Là où la plupart des architectes du concours installaient l’édifice au milieu du terrain de 2 hectares et demi, Nouvel a pris le parti de s’appuyer sur les hauts immeubles du XIXe siècle. Les coutures avec le tissu urbain environnant donnent à voir du fait main, minutieux et proche du corps. Elles mettent en valeur les bâtiments existants et offrent de riches perspectives sur les cours et les façades haussmanniennes. Par respect envers les riverains, l’architecte a même fait en sorte que le musée soit plus bas que les immeubles des rues de la Bourdonnais et de l’Université. Refusant toute espèce d’apparat, le musée du quai Branly est un édifice qui ne s’expose pas, ne tombe pas dans le triomphalisme.

Quatre bâtiments, cinq façades
Pour autant, le fait de ne pas chercher à s’imposer dans le paysage ne signifie pas que le musée est de petite dimension. Au contraire. Avec ses 40 000 m² de surface utile, c’est une institution culturelle gâtée en terme de superficie. Sous l’ombre tutélaire de la Tour Eiffel, entre la rue de l’Université au Sud, et le quai Branly au Nord, l’espace du musée se distribue autour de quatre bâtiments qui répondent chacun à une exigence fonctionnelle. Ils possèdent tous en outre leur propre identité architecturale.
Disposant de 140 postes de travail, l’immeuble Branly est lié à l’administration du musée. Sa façade végétale qui court sur ses cinq étages interpelle d’autant plus le visiteur qu’elle correspond à une tendance à vouloir reverdir les villes. Couvrant 800 m², 1 500 plantes représentant 150 espèces ont été accrochées par le botaniste Patrick Blanc dans un feutre agrafé à une plaque en plastique. Giroflées, fougères, fuchsias, iris, heucheras et autres saules, issus des quatre continents, y ont été disposés par ses soins afin de dessiner un harmonieux mur verdoyant. Réalisée durant l’été 2004, cette façade vivante et bien portante qui célèbre la diversité végétale ne nécessite que des soins ponctuels. Dans la même continuité du demi bloc haussmannien de la rue de la Bourdonnais, le second immeuble administratif appelé Auvent présente une façade hachurée de larges pares soleil oranges, semblables à de grands sabres ou d’épaisses branches. Tourné vers la rue de l’Université, le troisième immeuble se distingue par sa blancheur. Ses bureaux, ateliers de restauration et sa librairie, se sont vu ornés d’une ambitieuse création contemporaine réalisée par huit artistes aborigènes australiens - quatre hommes et quatre femmes – qui sont intervenus artistiquement sur les plafonds et la façade. Cette création observable depuis la rue et le jardin était une des originalités du projet de Nouvel qui souhaitait par la même, comme il le fait dans ce musée pour l’ensemble des cultures non occidentales, rendre hommage à la culture aborigène.
La quatrième entité architecturale correspond au bâtiment pont qui abrite la grande galerie d’exposition. Elément majeur en passe de devenir l’image emblématique du musée, ce grand pont de 210 m de long construit sur pilotis à 10 m du sol s’appuie sur une structure métallique cossue, proche de l’embonpoint, aujourd’hui complètement dissimulée derrière les surface de plâtre enduis et les pares soleil. Durant l’été 2002, après les premiers travaux d’excavation et de construction des sous sol, s’est enclenché la deuxième phase du chantier consistant à mettre en place le grand mécano aux 600 000 poutres métalliques. Un défi d’autant plus délicat que les plans de ce bâtiment pont se sont révélés être d’une grande complexité. L’implantation aléatoire voulue par l’architecte pour les 26 poteaux-pilotis sur lesquels reposent les planchers a rendu particulièrement compliqué la réalisation de la charpente. A tel point qu’aucune poutre ne se ressemble parmi toutes celles dessinées et forgées. Une autre contrainte visait à amoindrir les réactions de la structure de façon à ce que le visiteur ne ressente pas les vibrations naturelles du métal. La rigidité a été si bien renforcée que la structure est devenue cossue voire massive.
Lorsque son squelette n’était pas encore recouvert, les poutres de l’édifice semblaient faire écho à celles de la Tour Eiffel. Cette analogie suggère que le bâtiment conçu par Nouvel n’a rien de high tech, moderne, avant-gardiste d’un point de vue architectural. Là où certains de ses confrères misent sur le dévoilement de la structure comme principal centre d’intérêt de la construction, lui préfére s’attacher à en révéler les dimensions sensibles, sensuelles, organiques. Ainsi, ce bâtiment pont fait de métal s’est-il transformé pour apparaître comme un édifice en bois. Au Nord, sa large baie vitrée est quadrillée par un grand croisillon en bois de châtaigner qui relie 29 boîtes colorées fabriquées en bois pareil à des cabanes. Au Sud, toute la façade est recouverte de pares soleil bruns qui évoquent une palissade de planches. Construit en acier pour des raisons de maintenance, ce revêtement qui jette dans la pénombre la grande galerie d’exposition était initialement prévu dans le concours en lattes de châtaignier.
A ces quatre bâtiments, Nouvel a ajouté une cinquième façade : celle du toit, visible depuis les hauteurs de la Tour Eiffel. Le quai Branly est coiffé d’une terrasse de 2 500 m² - la plus vaste de Paris - sur laquelle est posée un restaurant accessible librement. Cette toiture qui offre un panorama somptueux sur la Seine et les principaux monuments de Paris, est elle même observable depuis la tour voisine dont la silhouette se reflète dans les bassins qui servent de garde-corps à la terrasse. Traitée par Nouvel comme une façade à part entière avec ses incrustations de galets et son ourlet d’eau, la toiture apparaît toute en longueur pareille à un radeau flottant sur le jardin, au milieu d’un nuage de verdure.


Du jardin en forêt au plateau paysager
Le programme du concours ne prévoyait d’associer au musée qu’un jardin de 7 500 m². Or malgré la relative exiguïté du terrain de 2 hectares et demi, et grâce à son principe de bâtiment sur pilotis, Nouvel a pu en proposer le double. Le jardin n’est pas pour lui un élément d’accompagnement, un pis-aller, mais il représente tout au contraire la cinquième entité architecturale.
Initié par l’architecte et dessiné par le paysagiste Gilles Clément, cet espace arboré, touffu, traverse l’édifice en proposant de part et d’autre deux visages distincts. Au Nord, de nombreux chênes et érables, avec des clématites et des plantations de mousses composent un jardin dense, plutôt sombre, qui crée un masque devant la façade tournée vers le quai Branly. Le bâtiment pont disparaît derrière ce filtre végétal ne laissant deviner que ses boîtes de couleurs vives qui ressemblent à autant de cabanes construites dans les arbres. Et c’est là tout le sens du bâtiment sur pilotis. Il ne fait pas écho à une construction sur l’eau mais bien plutôt à une gigantesque cabane réalisée sous les frondaisons d’une forêt. Les 26 poteaux qui soutiennent le long plateau sont du reste disposés de façon aléatoire de manière à pouvoir les confondre avec les troncs d’arbre du jardin. Pour conforter l’effet visuel, ils ont des gabarits différents pour évoquer des arbres plus ou moins vieux. Au Sud, le long de la rue de l'Université, le jardin fait la part belle aux plantes graminées de sous-bois, aux arbres à fleur de type magnolias et cerisiers, avec en supplément des bassins dotés de plantes aquatiques. Même s’il permet de détacher l’établissement du monde urbain contemporain, ce jardin libre d’accès dans la continuité du Champs de Mars est conçu pour être un élément attractif. Une fois dans cet espace foisonnant, le visiteur chemine, sillonne, s’implique pas après pas jusqu’à accéder au hall d’accueil.
A l’intérieur du musée, il découvre un espace ouvert, doté de grands volumes, où tout est courbe et fluide, avec des revêtements dont les matériaux et les couleurs font imaginer un milieu naturel. Mais tout comme de l’extérieur le bâtiment ne se donne pas à voir de façon brusque d’un seul regard, les collections exposées réclament elles aussi un effort de la part du visiteur pour se laisser admirer. Celui-ci doit emprunter une longue rampe de 180 m qui s’enroule autour de la précieuse réserve des instruments de musique et s’élève, sinueuse, aérienne, pour atteindre finalement le plateau des collections où sont présentés de façon permanente 3 500 objets. Cette rampe y amène le visiteur non pas de façon mécanique comme sur un escalator mais en engageant le corps par la marche. Comparable à un rite d’initiation, elle tourne, s’enroule, dépayse tant et si bien qu’elle conduit à percevoir autrement. En zigzaguant, elle prépare le visiteur à la découverte de ce plateau des collections en forme de grand paysage. Là, l’espace qui s’ouvre est d’un seul tenant, sans échelonnement de salles pédagogiques. Dans ce paysage décloisonné qui offre un parcours au cœur des cultures des quatre continents, les seules salles un tant soit peu fermées sont celles des boîtes colorées qui présentent de façon intime des objets d’Afrique et d’Asie. Ce long plateau aux 300 vitrines plongées dans la pénombre est complété d’espaces plus restreints et de mezzanines permettant d’exposer les collections sous un éclairage précis. Les œuvres ne sont pas magnifiées dans un décor théâtral, ordonnées selon les codes occidentaux et traditionnels du musée. Elles ne sont pas non plus présentées comme des papillons épinglés ou des trophées ramenés du lointain. Dans cette grande galerie qui couvre 4 750 m², Nouvel a créé les conditions pour accueillir au mieux les objets, tout en faisant en sorte que le visiteur puisse bien voir, savoir et s’émouvoir. Un musée d’art et de civilisation cousu main qui n’engendre décidément pas la nostalgie des présentoirs défraîchis et des vitrines vieillottes...


Hugues Demeude