Hugues Demeude Journaliste reporter, auteur-réalisateur


Les Alphabets Animés (L'Aventurine, et Thames & Hudson, janvier 1996)

- Extrait de l'ouvrage -

La magie des lettres animées
"C'est de l� que nous vient cet art ing�nieux de peindre la parole et de parler aux yeux, et par des traits divers de figures trac�es, donner de la couleur et du corps aux pens�es."

Lucain, po�te du premier si�cle de notre �re, commente dans ce passage du po�me �pique inachev� la Pharsale, l'origine ph�nicienne de l'alphabet. Syst�me � part enti�re, invent�, cod�, transmis puis stylis�, l'alphabet est un myst�re qu'on ne cesse d'oublier. D'abord anonn�es, puis assimil�es, les lettres qui le composent sont bien vite si famili�res qu'elles en perdent leur secr�te richesse. A force d'�tre utilis�s, les mots sont vid�s de leur substance, les lettres perdent leur attrait.
Et pourtant, ce sont bien ces lettres qui rendent possible l'�criture, la lecture et l'�nonciation de la pens�e. Elles condensent � elles seules toute l'exp�rience humaine. Un grand amoureux de la langue et des mots, Victor Hugo, nous le rappelle : " la soci�t� humaine, le monde, l'homme tout entier est dans l'alphabet. La ma�onnerie, l'astronomie, la philosophie, toutes les sciences ont l� leur point de d�part, imperceptible, mais r�el. L'alphabet est une source. "
Une source et un myst�re qui ont inspir� de nombreux artistes, � commencer par les artistes calligraphes, peintres et graveurs. Des artistes qui se sont avant tout pr�occup�s du trac�, du caract�re graphique et de la qualit� plastique des lettres qui composent l'alphabet. Hugo de poursuivre : " Tout ce qui est dans la langue d�motique y a �t� vers� par la langue hi�ratique. L'hi�roglyphe est la racine n�cessaire du caract�re. Toutes les lettres ont d'abord �t� des signes et tous les signes ont d'abord �t� des images. " Avant que d'�tre porteur de sens, loin d'�tre r�duite � un simple signe usuel, la lettre est le berceau de l'imagination, le support de toutes les fantaisies.
Au fil du temps, comme au fil des textes, l'�criture s'est modifi�e, s'est transform�e comme nous allons le voir, en vertu de principes historiquement d�termin�s, qui lui ont servi de vecteurs. Avec ces changements de peau successifs, et � partir d'eux, les artistes n'ont eu de cesse de magnifier les lettres. Ils les ont anim�es en les ornant, drapant et peignant. Ils leur ont donn� vie en leur pr�tant chair humaine et corps animal. Ils les ont glorifi�es en leur restituant toute leur puissance �vocatrice.
Chacun peut se ressourcer au contact de ces lettres magiques, car pour tous celles-ci proposent un voyage au coeur d'un monde d�sint�ress� et ing�nu. C'est en quelque sorte celui de l'enfance, celui o� le mot n'a pas encore prise sur la lettre. Dans ce monde, la lettre est une invitation aux r�ves, une promesse de songes inou�s.

L'art de l'�criture
Les romains de l'�poque classique assimilent et transforment cet h�ritage de l'alphabet qu'ils recoivent des ph�niciens � travers les Grecs et les Etrusques. Le t�moignage que nous en avons provient notamment de papyrus o� l'on retrouve l'�criture romaine de cette �poque faite � l'encre. Ces papyrus, plantes des bords du Nil qui donneront beaucoup plus tard le nom papier � l'un des supports de manusrits qui leur succ�deront, �taient recouvert d'inscriptions en majuscules. Les lettres minuscules n'existaient pas encore, m�me si certaines de ces lettres capitales �taient encore plus grandes et plus voyantes que d'autres. Ces capitales, dont l'�thymologie renvoie � ce qui est en t�te de chap�tres, sont bien ordonn�es, anguleuses et charpent�es. Mais cette �criture romaine classique va s'enrichir, au d�but de l'�re chr�tienne, de deux nouveaux alphabets. La lettre minuscule cursive et l'onciale apparaissent. Ces deux alphabets permettent d'all�ger l'�criture, de la rendre plus souple. Ces deux formes d'�criture donnent bien le sentiment de courrir sur le parchemin (d'o� le nom d'�criture cursive), mais l'onciale, plus stricte et moins fluide que l'�criture romaine commune, n'aura pas une influence aussi forte que celle-ci. M�me si ce que nous avons l'habitude d'appeler "caract�re romain d'imprimerie" ne nous arrive pas directement de cet alphabet, il n'en reste pas moins que ces lettres minuscules romaines ont �t� un puissant ferment de notre civilisation. L'invention du livre, en tant qu'objet rassemblant des pages feuilletables et agencement de textes mis en valeur, a permis d'en garder la trace.

A l'aube du Moyen Age, le papyrus f�t remplac� par le manuscrit. Ce nouveau livre, dont le support est � base de peaux d'animaux pr�par�es, est � la fois maniable, peut comporter un grand nombre de pages, et se conserver longtemps. Apr�s les invasions conqu�rantes des barbares, qui int�grent l'�criture romaine sans lui faire b�n�ficier d'apports m�morables, la renaissance de la pratique religieuse � partir du VI�me si�cle favorise le renouveau de la chose �crite. Cela co�ncide d'une part avec le mouvement des premiers missionnaires qui vont �vang�liser les tribus pa�ennes du nord de l'Europe. Pour se faire entendre, ils leur montrent en effet une bible et la lise, en signe et pour preuve de la r�v�lation �crite. D'autre part et plus profond�ment, les exemples de St J�r�me, p�re de l'�glise latine qui consacra son activit� aux �tudes bibliques, et de St Beno�t, fondateur de l'ordre b�n�dictin qui exigea la pr�sence d'une biblioth�que dans chaque monast�re, indiquent la voie du nouvel id�al monastique. Dans les monast�res et les couvents, les salles d'�critures (scriptrium) se remplissent de calligraphes (scriptores). L'�criture et la mise en valeur des manuscrits, appel�s en l'occurrence codices (codex au singulier), devient en effet � cette �poque, et ce jusqu'au XII�me si�cle, le monopole des moines. Durant cette p�riode, des milliers de splendides manuscrits, r�clamant un travail consid�rable, vont ainsi �tre r�alis�s dans toute l'Europe. En Irlande et en Angleterre, en Allemagne, en Italie et en France, les diff�rents monast�res rivalisent en assiduit�, en ing�niosit� pour am�liorer l'art de l'�criture et l'embellissement du livre. Toutes ces �coles recherchent en effet � se perfectionner dans la pratique calligraphique. Le bon calligraphe ne fait pas que recopier des livres. Il essaie pl�tot de trouver quelle est la lettre et le style d'�criture qui convient le mieux au type de livre qu'il recopie. Il s'efforce de rendre visible la parole du Christ de la fa�on la plus judicieuse. Ces recherches vont �tre couronner de succ�s sous le r�gne de l'Empereur d'Occident Charlemagne qui introduit, au d�but du IX�me si�cle, ce qu'il est convenu d'appeler la r�forme carolingienne. Pour Charlemagne, lui m�me fin lettr�, les livres deviennent de v�ritables joyaux. Il souhaite que la production de codices s'accroisse et se r�pande, mais que celle-ci se fasse avec une �criture plus usuelle et plus lisible. C'est ainsi qu'appara�t la lettre minuscule caroline. Menue, ronde, facile � �crire et agr�able � lire, cet alphabet minuscule, qui s'inspire de l'�criture romaine commune, se diffuse dans tous les monast�res et toutes les abbayes de la France carolingienne. Charlemagne montre l'exemple et prend l'habitude de commander des manuscrits richement d�cor�s et tr�s pr�cieux. Les grands monast�res qui produisent ces livres sont ceux de Tours, Reims, Saint Denis ou encore Saint M�dart. Ce choix d'�criture est d'autant plus important qu'il a marqu� le Moyen Age, a �t� repris par les humanistes de la Renaissance, et nous a �t� transmis � travers le caract�re d'imprimerie dit "romain", qu'il faudrait en fait appeler "caroline".

La mue des lettres
La minuscule caroline s'est donc diffus�e avec et � travers les livres religieux, les livres classiques et les documents, que copiaient inlassablement les moines. Mais cette production vaste et vari�e de livres par les eccl�siastiques a commenc� de se ralentir au XII�me si�cle avant de prendre fin le si�cle suivant. En fait c'est leur monopole de production qui a disparu. Au cours du XII�me si�cle, la culture et la curiosit� intellectuelle se r�pandent dans le monde la�c. On veut lire les classiques, apprendre le latin et le grec. Peu � peu des centres intellectuels s�culiers se regroupent pour finalement donner vie aux universit�s. Bologne dans la seconde moiti� de ce si�cle, Paris au d�but du suivant, deviennent des centres d'�tudes tr�s r�put�s. Ce besoin et cette demande de livres devient un v�ritable commerce qui d�bouche sur la professionnalisation du calligraphe et la cr�ation du m�tier de libraire. Peu � peu, sur une centaine d'ann�es, ces nouveaux scribores modifient l'�criture des codices. La lettre minuscule caroline se transforme en une lettre anguleuse, haute, s�che, plut�t artificielle. C'est l'�criture gothique. Elle prend son essor dans le monde chr�tien et marque de son empreinte la fin du Moyen Age. Elle correspond � son temps et co�ncide avec l'�dification des cath�drales gothiques et l'�mergence de la bourgeoisie.
A partir du XII�me si�cle, le clerg� ne ma�trise plus le style de l'�criture, qu'il s'agisse de l'alphabet monumental ou de la graphie des lettres. La bourgeoisie �mergente, le commerce et l'enrichissement aidant, veut du nouveau et aspire � un certain luxe. Les livres sont d'autant plus recherch�s qu'ils ont une �criture luxueuse et sophistiqu�e. Par un ph�nom�ne de mim�tisme, on retrouve dans cette �criture les m�mes lignes bris�es, les m�mes �quilibres suspendus que dans les c�l�bres monuments de cette �poque.
Cette �criture gothique, aussi �l�gante qu'elle ait pu �tre dans ses r�alisations les plus heureuses, n'a pas �t� appr�ci�e par les humanistes de la Renaissance. Ils lui pr�f�r�rent, en recherchant dans les biblioth�ques, l'ancienne lettre minuscule caroline. Mais, pr�occup�s qu'ils �taient par le monde classique, ils crurent qu'elle provenait de l'ancien alphabet romain, et �tait � ce titre le reflet de la grande civilisation classique. C'est depuis Florence, au XV�me si�cle, que va se propager cette nouvelle r�forme de l'�criture. Elle va d'ailleurs se diffuser loin dans le temps et l'espace, car c'est elle qui formera en d�finitive les caract�res mobiles d'imprimerie.
Pour Victor Hugo dans Notre Dame de Paris, " L'invention de l'imprimerie est le plus grand �v�nement de l'histoire. C'est la r�volution m�re. C'est le mode d'expression de l'humanit� qui se renouvelle totalement, c'est la pens�e humaine qui d�pouille une forme et en rev�t une autre, c'est le complet et d�finitif changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam, repr�sente l'intelligence.
"Ce nouveau mode d'expression, m�me s'il ach�ve un cycle, permettra de garder en m�moire et de propager un art illustre d�j� tr�s pr�sent dans les manuscrits, et qui correspond bien au serpent symbolique qu'�voque Hugo : l'art de mettre la lettre en lumi�re.

Hugues Demeude