PLANETE INTERNET (novembre 1996)
Léo Scheer : "rêver en stratège, agir en primitif".
Créateur de Canal +, de TV6 et de la Société Européenne de Satellite,
auteur de deux livres sur la société de masse et l'avènement des nouveaux
systèmes de communication, Léo Scheer est un sociologue qui a le vent
en poupe. Les scénarios qu'il envisage en matière de développement numérique
relèvent d'un double travail : celui du chercheur en théorie de la communication,
et celui de l'expert en stratégie d'entreprises versées dans le multimédia.
Double trajectoire qui fait de ce fringant quadragénaire un des consultant
français les plus recherchés...
Depuis trente ans qu'il fait de la prospective en matière d'évolution
des systèmes de communication, Léo Scheer s'est taillé une solide réputation
de visionnaire. Reconnu comme intellectuel et praticien, ce sociologue
itinérant a en effet multiplié les beaux coups. Il commence à mettre en
oeuvre sa double activité conceptuelle et pratique dans les années 70
quand, après une doctorat de sociologie, il fait à la fois de la gestion
de la recherche et mène des études plus centrées sur l'économie et la
politique. " En 73, j'avais monté un groupe de réflexion, IRIS, où il
y avait Jacques Attali, Yves Stourdzé, Marc Guillaume, Jean Hervé Laurenzi,
Eric Orsenna... c'était les marches intellectuelles du parti socialiste
en pleine mutation. J'étais le sociologue de service : chaque mois je
faisais une note de conjoncture politique, comme cela pendant 5 ans. J'avais
donc 2 pôles : le sociologue de l'ultragauche, et l'économiste en phase
de démarxisation qui devait aider le PS à prendre le pouvoir et passer
aux commandes ". A la fin des années 70, Léo Scheer rencontre Yves Canac,
le PDG de Havas, qui lui propose son premier job opérationnel en tant
que directeur du développement. " J'ai fait en quelques mois un guide
de la stratégie du groupe Havas, qui devait jeter les bases d'un groupe
multimédia. J'ai commencé avec mon équipe à travailler sur le projet de
Canal + en 1981. Ce qui se jouait alors, c'était la constitution d'un
groupe multimédia entre Havas, la CLT... Les notes que je faisais à l'époque
portaient en effet sur la constitution du groupe leader du multimédia
en Europe, avec comme élément le futur traitement numérique du signal
et une position de leardership dans l'acheminement, le transport et la
gestion des signaux numériques... " Jusqu'en 1984, année du lancement
de Canal qui coïncide avec le départ volontaire de son promoteur, cette
expérience pragmatique semble être en contradiction avec les prises de
positions que le théoricien Léo Scheer avait exposé en 1978 dans un essai
sur la société de masse. " On pourrait dire que j'ai fait avec Canal ce
que je dénonçais d'une certaine façon dans mon livre. Cela, je le revendique
comme étant mon fonctionnement : j'aurais tendance à une certaine schizophrénie
entre ma démarche pragmatique qui est de l'ordre de la construction et
ma démarche théorique qui ressort de la déconstruction... "
Rêver au numérique en stratège
Après ce beau coup qu'est l'élaboration de la chaîne à péage, Léo Scheer
veut continuer sur sa lancée. Directeur de la stratégie de Publicis de
84 à 89, il est le patron opérationnel de TV6 en 86. A la même époque,
le patron de la Caisse d'Epargne du Luxembourg le contacte et lui demande
de l'aider à monter un projet de satellite européen. " En deux ans on
a mis sur pied une très belle opération, presque mieux que Canal, avec
la Société Européenne de Satellite, qui a débouché sur ASTRA. C'est une
des entreprises les plus rentables de l'histoire des entreprises puisqu'elle
dégage 600 millions de francs de bénéfice net sur un milliard et demi
de chiffre d'affaire. C'est le bouquet leader de télévision par satellite
en Europe...tout le monde paye très cher pour avoir un accès sur ASTRA.
Après cette aventure, j'étais rôdé. Je suis devenu une sorte de consultant
à qui on s'est mis à faire appel dès qu'il y avait un nouveau média, une
nouvelle chaîne à monter. Le truc c'est que je ne me trompais pas... "
Penser de façon stratégique la nouvelle génération des systèmes de communication,
tel est son crédo. Il devient le spécialiste du numérique parce qu'il
réfléchit tout à la fois en terme de sociologie et de business. Il n'est
pas un penseur de cabinet mais bien plutôt un modélisateur au coeur du
dispositif. "Derrière la révolution numérique, il y a aussi bien des changements
fondamentaux de comportements, que des nouvelles 'fenêtres d'exploitation'
pour les produits. Ainsi, à chaque fois que l'on crée un produit, en réalité
on fait un coup en terme de sociologie et de business, qui se solde par
une nouvelle fenêtre d'exploitation. Exemple, Canal + n'est qu'une nouvelle
fenêtre d'exploitation du film et du sport... Aujourd'hui, toute la difficulté
du numérique c'est que ceux qui le portent ne savent pas raisonner comme
cela : ils manquent de stratégie. Il y a un métier très spécifique qui
est de préparer ces nouvelles fenêtres d'exploitation : cela relève de
la prospective et d'un raisonnement sociologique et économique ". Le modèle
de Léo Scheer en matière de développement numérique, c'est l'exemple américain
de la société Hughes avec Direct TV. Pour lui, c'est le seul groupe qui
réfléchisse au niveau mondial. Grâce aux satellites, Hughes est en passe
de devenir le leader de la distribution éléctronique du cinéma qui semble
être le gros business du siècle à venir : sur 150 canaux utilisés sur
Direct TV, il y en a 50 qui servent à faire de la vidéo à la demande (Near
Video On Demand). Selon Scheer, le satellite est le véritable vecteur
des autoroutes de l'information : " Dans la mission sur les autoroutes
de l'information que j'ai faite en tant que sociologue avec Gérard Théry,
nous avons dit que les satellites étaient des autoroutes à sens unique,
mais ce n'était pas vrai...on l'a dit parce qu'il s'agissait de convaincre
France Télécom de se lancer dans des infrastructures à hauts débits. La
réalité est différente : on peut à un horizon assez proche envisager de
faire des inforoutes (hauts débits point à point dans les 2 sens avec
de la commutation ATM) avec et par le satellite. C'est dans cette perspective
là que je pense aux nouveaux services multimédia. Les autoroutes par satellites
représentent une souplesse de développement que n'ont pas les infrastructures
lourdes des opérateurs de télécoms : un plan d'équipement en fibre optique
et ATM se déroule sur 25 ans ! Les estimations sont d'ailleurs éloquentes
: à la fin de la décennie, il y aura selon le meilleur scénario presque
deux fois plus de foyers en réception satellite qu'en réception câble...4
millions pour le satellite contre 2,5 millions pour le câble ".
La fiction engendre la réalité
Cette souplesse de développement apparaît comme un facteur clé au moment
où la pression de l'Internet s'amplifie dans les démocraties traditionnelles.
Ainsi, dans son livre sur 'la démocratie virtuelle' paru en 1994, Scheer
dit que les sociétés qui se lancent dans l'Internet, dans cette nouvelle
infrastructure numérique qui permet la circulation du virtuel, ne se dotent
pas d'un nouveau médium, mais s'engagent littéralement dans une autre
civilisation. Elles s'y lancent comme des sociétés de la simulation, c'est
à dire comme les enfants de la sociétés de la télévision. Pour le moment,
les différents acteurs ne font que simuler la société virtuelle, observe
le sociologue : " La simulation va consister à faire comme si les choses
étaient déjà là. C'est ce qu'on fait tous les jours dans le milieu financier
: on va faire comme si la société virtuelle était déjà installée et produisait
des richesses. Il ne faut d'ailleurs pas oublier que les origines économiques
de l'Internet : les industriels de l'informatique se sont réunis pendant
la première campagne électorale de Clinton et se sont dits qu'ils allaient
utiliser le réseau du téléphone comme support de test de logiciels, et
ont tous signé. Ils voulaient promouvoir l'Internet, parce qu'il apparaissait
comme le meilleur outil pour tester leurs logiciels, et presque simultanément
s'est greffé un outil de spéculation financière. C'est la rencontre de
deux formes de simulation : la simulation informatique, et la simulation
financière. Mais à force de simuler du virtuel, il y a un moment où cela
dérape. Le crack des nouvelles technologies en juillet dernier a montré
que les spéculateurs se sont dit qu'ils avaient trop flambé là dessus...
" Ce premier tremblement de terre dépassé, Scheer prévoit un profond effondrement
sociologique. Selon lui, le numérique ne peut pas s'installer dans la
société telle qu'elle est : " il faut qu'il y ait une rupture pour passer
à la société du numérique. L'ampleur de cette mutation est beaucoup plus
profonde que celles qui ont permis de passer dans l'ère industrielle.
Les vraies modifications se déroulent dans les modalités de la pensée.
A mon avis, comme je le mentionnais dans une récente rubrique sur le site
de Cybersphère, ce que nous quittons ce n'est pas le monde réel mais la
forme de pensée qui le maintenait dans son statut de réalité. Le monde
de la pensée spéculative croûle sous ses plaies et ne s'en remettra pas...
" Dans la masse, c'est à chacun de saisir l'opportunité du virtuel, semble
suggérer Léo Scheer . "Ne dit on pas 'aux grands maux, les grands remèdes'..
" Sauf que personne n'est vraiment en mesure d'en anticiper les effets...
Hugues Demeude
Repères biographiques :
29/05/47 : Naissance en Allemagne, au sud de Munich, dans un camp de réfugiés.
1972 : Doctorat de sociologie
1973 à 1981 : animateur du groupe de réflexion IRIS.
1978 : La société sans maître, essai sur la société de masse. Editions
Galilée.
1980 à 1984 : Directeur du développement du groupe Havas.
1984 à 1989 : Directeur de la stratégie de Publicis.
1987 à 1989 : consultant auprès de la SES.
1993 à 1995 : mission des autoroutes de l'information pour Matignon.
1994 : la démocratie virtuelle. Editions Flammarion.
1995/1996 : Séminaire sur la 'masse critique' avec Jean Baudrillard, au
centre Pompidou.
Depuis 1994 : consultant pour l'Aérospatial, département du développement
multimédia.
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