Hugues Demeude Journaliste reporter, auteur-réalisateur


Mercedes

Mode in Morocco, les mille et un caftans

Depuis quelques années, une nouvelle vague de jeunes stylistes marocains remettent au goût du jour la longue tunique traditionnelle portée par les femmes à l’occasion de toutes les cérémonies. Le succès est tel que le caftan est en passe de devenir le porte étendard de l’artisanat chérifien à l’étranger.

 

Dans son atelier ouvert sur le boulevard de Bordeaux à Casablanca, Albert O** apporte les dernières retouches aux tenues qu’il présentera le 1er mai 2004 lors de la huitième édition du prestigieux défilé mode marocain consacré aux caftans. À 33 ans, il participe pour la quatrième fois à cette manifestation qui réunit onze stylistes haute couture et cinq jeunes créateurs spécialisés dans le caftan, le vêtement traditionnel du royaume chérifien que chaque femme marocaine se doit de porter à l’occasion des grandes cérémonies.

« Cela fait environ trois ans que le caftan se modernise, se métamorphose sous l’impulsion de jeunes créateurs de mode qui ont su imposer leur propre style en captant l’air du temps » souligne t-il. « La femme marocaine moderne travaille, fait du sport, affirme ses différences… Elle cherche donc à être avantagée, à se sentir belle, séduisante. Se faisant, dans les mariages ou les grandes fêtes, de plus en plus de femmes n’acceptent plus d’être guindées dans un caftan classique, souvent lourd, fardé et sans coupe. Mais pour autant, il serait impensable qu’elles ne se présentent pas en assemblée dans la peau de ce vêtement traditionnel, porteur de l’identité marocaine. Elles cherchaient donc une alternative que certains stylistes leur proposent aujourd’hui. »

CAFTAN REVISITÉ POUR FEMME MODERNE

Jeune mannequin à laquelle Albert fait appel pour l’aider à apprécier l’esthétique de ses modèles, Nezha apparaît telle une princesse dans une robe en organza de soie, rebrodé d’une dentelle très fine, accessoirisée d’une guipure, le tout reperlé en fils d’or et de soie. Visiblement fière de se sentir à son avantage, elle abonde dans son sens : « Avant je ne portais pas vraiment les caftans. C’était plus un devoir qu’un plaisir. Moi et mes amies pensions que les tenues traditionnelles étaient trop chargées, trop classiques… Mais actuellement c’est différent grâce aux nouveaux stylistes marocains qui les ont complètement remises au goût du jour. Ils ont réajusté la taille, dégagé la ligne du cou, dessiné des fentes, présenté des transparences… Cela met les femmes en valeur et c’est même un tantinet sexy. Maintenant, je me sens forte dans ces tenues. »

Réputé pour le faste et l’élégance de ses robes-caftans, qui intègrent en forme de signature la superposition et le drapé des matières, la ceinture corsetée et les manches évasées, Albert O** s’inscrit résolument dans ce renouveau. Jusqu’à présenter pour le défilé de mai une collection très incisive : « Je veux représenter, à l’occasion de l’Événement Caftan 2004, l’image d’une femme guerrière qui a beaucoup de caractère. Le Maroc vit une époque de changements, avec notamment l’actuelle Moudawana, le nouveau code de la famille, conçu par Sa Majesté le Roi Mohamed VI, qui contribue à modifier les rapports hommes-femmes. Je ne fais pas une collection pour une femme dans les tons pastels mais pour une fonceuse qui a beaucoup d’allant. Certains de mes modèles d’apparence très orientale seront coupés dans un velours bordeaux, sertis de gallons et cuirassés avec un large corset en or d’aspect martial.»

Une collection qui, finalement, en rendant hommage à la gente féminine, retrouve les origines du caftan. Désignant selon une étymologie persane « une cuirasse », le caftan était un habit d’apparat porté par les hommes dans l’Empire ottoman. Il était classiquement composé de trois habits : un pantalon sarouel, recouvert d’une première longue tunique appelée caftan et d’une deuxième en superposition nommée tsfina ; le tout resserré par une large ceinture. De coupe droite et sans style, ce vêtement ottoman justifiait sa valeur par l’emploi de velours aux riches couleurs, de gallons en or et d’un luxe de broderies. Il fut par la suite introduit au Maroc sans doute au cours du 16e siècle. Symbole de richesse, revêtu durant les grandes cérémonies notamment de mariage et de baptême, il ne fut plus porté progressivement que par les femmes.

LA DÉFENSE D’UN ARTISANAT DE QUALITÉ

Loin d’être un simple costume reconnu comme un signe d’appartenance communautaire, le caftan est en passe aujourd’hui de devenir le porte étendard de la culture et du raffinement marocains aux yeux du monde. À Paris, New York ou Abu Dhabi, il met en valeur le corps des femmes qui le trouvent désormais attractifs.

Drapés soigneusement étudiés, mousselines rebrodées, satins de Duchesse gansés, crinolines et dentelles aux tons assortis, les jeunes créateurs le revisitent pour mieux le magnifier. Pour certains d’entre eux, ce renouveau est l’occasion de faire la promotion d’un artisanat millénaire et d’un savoir-faire à nul autre pareil. C’est le cas de Mohamed L** qui a choisi depuis deux ans de s’installer à Fès, à l’écart du tumulte bruyant de la capitale, pour mieux se concentrer sur les secrets d’artisanat que recèlent la médina.

À 32 ans, c’est en arpentant ses ruelles qu’il prépare sa troisième collection d’affilé pour l’Événement Caftan : en 2002, pour sa première participation, il s’est présenté en tant que jeune créateur avant de rentrer les deux années suivantes dans le cercle fermé des stylistes de haute-couture. « L’ancienne médina de Fès est ma source d’inspiration. Ainsi en 2002, pour les motifs de mes broderies, je me suis inspiré du carrelage géométrique et coloré typique de Fès, le zellige. Je souhaitais rendre hommage à la tradition mais à ma manière, avec ma touche personnelle » confie-t-il. « En 2003, j’ai voulu faire renaître ces brocarts anciens que l’on ne voit plus du tout sur le marché. Des brocarts majestueux confectionnés avec des fils de soie naturels, et pour certains avec des fils or. Comme ceux que portaient en caftan mon arrière-arrière grand-mère. Ce sont des étoffes difficiles à porter car elles sont très lourdes. Alors j’ai fait en sorte de les adapter en modifiant la coupe. J’ai fait une coupe moderne, plus pratique, qui épouse le corps de la femme et permet de distinguer sa silhouette, contrairement à celle des caftans traditionnels qui restent flous, empêchant de voir ses formes. »

C’est en fait par hasard, en se baladant de boutique en fabrique dans la médina, que Mohamed L** a découvert le dernier atelier de tissage de brocart du Maroc. Il a depuis noué un lien durable d’attachement avec Abdel K**, le patron de ce réduit où sont exécutés sur des métiers en bois des gestes ancestraux rapides, efficaces et gracieux. « Pour deux personnes qui travaillent en tandem sur un métier, il faut compter, selon la complexité des motifs à réaliser, entre deux semaines et vingt jours pour fabriquer un coupon d’étole d’un mètre cinquante sur quatre mètres. Son prix varie entre 1 000 et 2 000 euros » précise Mr Abdel K**.  « Il faut défendre ce patrimoine » lance Mohamed, « car si ce brocart disparaît, c’est une partie de nous qu’on va perdre. »

Un identité qui s’exprime également dans les magnifiques broderies marocaines. Qu’elles soient de Rabat, de Fès, de Meknès, ou de Tétouan, les broderies régionales marocaines sont d’une grande richesse. Véritable patrimoine aux multiples motifs, elles peuvent être soit géométriques, comme à Fès, soit floral comme à Rabat. La palette très variée des couleurs des fils de soie donne un choix multiple au vaste registre iconographique. Ce sont uniquement les femmes qui prêtent leurs mains expertes pour l’exécution de cet artisanat d’art. Un savoir-faire au demeurant menacé par l’émergence de l’ordinateur. Certes bien calculés et de bonnes finitions, les travaux pilotés par ordinateur ne peuvent rivaliser avec la véritable broderie marocaine dont la beauté réside précisément dans ses petites irrégularités ! 

ORIENTALISME ET SENSUALITÉ

Loin du calme serein de Fès la conservatrice, le rival mais néanmoins grand ami de Mohamed, Nabil D**, a choisi l’atmosphère trépidante de Marrakech comme lieu d’inspiration et de création. À 32 ans, il suit un parcours assez semblable : école de stylisme et de modélisme couronnée de succès et première collection en tant que jeune créateur à l’Événement Caftan 2002 où il fut lui aussi remarqué. Mais dans un tout autre style.

Là où Mohamed s’ancre dans la tradition pour revisiter le caftan, Nabil lui s’ouvre résolument aux influences occidentales. « Je suis partagé entre les cultures marocaines et françaises : si la coupe de mes modèles est plutôt occidentale, la façon des les travailler est complètement marocaine » confie-t-il. « J’emploie les gallons, les broderies et toutes les techniques du fait main que nous n’avons heureusement pas encore perdu.» Un artisanat qui a un coût : comme tous les stylistes, il vend ses robes cousues à la main entre 2 000 et 4 000 euros, suivant la qualité des étoles et surtout le nombre d’heures de travail qu’elle a nécessité.

Défenseur de l’esprit haute couture, cet ambassadeur de la mode en Europe n’en a pas moins conservé un esprit espiègle facilement identifiable dans ses créations. Ainsi, il n’hésite pas à découvrir le corps, le dos par exemple ou la ligne du décolleté. Son ami mannequin et chanteuse, Khansa, 24 ans, qui lui prête sa plastique pour les derniers essayages d’avant défilé, semble apprécier cette démarche : « Nabil adore par exemple le décolleté de la poitrine. C’est très beau. Il y a un côté révolutionnaire dans ce nouveau caftan. Car on nous éduque, nous les femmes, à avoir honte de notre corps. Le vieux caftan nous le rappelait sans cesse : il n’avait jamais de décolleté, et devait s’en tenir aux manches longues, à la tunique longue…Maintenant avec le nouveau caftan, la femme est fière, contente de pouvoir dire qu’elle a des formes qui le différencient des hommes ; en mettant un caftan comme celui-ci je m’exprime beaucoup plus, je suis heureuse, tout simplement épanouie ! »

À Casablanca, la styliste Najia A**, 45 ans, établit le même constat. Après avoir vécu 20 ans en France et en Suisse, elle est revenue s’établir en 2002 dans la mégapole marocaine pour développer ses collections de caftans. Elle présente cette année une collection haute-couture dont le thème n’est pas dénué de sensualité : quand la lingerie inspire le caftan. « Je me suis inspiré de la lingerie féminine, avec des laçages dans le dos, aux niveaux des manches, avec des corsets… le tout est assez sexy. Sur une de mes pièces apparaît même un porte-jarretelles. Je voulais appeler ma collection Moulin-Rouge mais j’ai appris que Nabil D** avait déjà nommé ainsi la sienne l’an dernier. »

Le propre de ces nouveaux stylistes est d’avoir su imposer leur propre griffe. À côté de l’élégance des robe-caftan d’Albert O**, des brocarts brodés et ajustés de Mohamed L**, des coupes résolument modernes de Nabil D**, du glamour un tantinet provoquant des créations de Najia A**, d’autres stylistes renforcent cette nouvelle vague orientale qui ne manquent pas d’inspirer leurs homologues occidentaux.

Hugues Demeude