MERCEDES (novembre 2000)
Etienne Vatelot, un luthier créateur de sons et de rêves.
Doué d'un tour de main admirable qui lui a permis de fabriquer
des instruments à archet de grande notoriété, Etienne Vatelot est une
figure estimée de la lutherie à la française. Dans l'atelier familial,
quarante cinq ans durant, il a été un restaurateur méticuleux venant au
secours des instruments accidentés des plus grands solistes, et un conseiller
attentif capable d'en régler les sonorités. En militant à la fin des années
60 pour que s'ouvre à Mirecourt une école de lutherie, il est également
devenu le porte parole respecté de cet art raffiné et enchanteur.
Dans la cour d'accès à l'atelier de la rue Portalis, nombreux furent au
fil du siècle les instrumentistes à éprouver de grandes joies et presque
autant à endurer de sévères peines. Tout sourire sont du reste encore
les musiciens qui ressortent de la maison du maître Vatelot en protégeant
sous leur bras jaloux un violon, un alto ou un violoncelle, restauré après
avoir subis des dommages ou soigné à l'issu d'une séance de réglage de
sonorités. Tristes comme les pierres sont ceux qui au contraire doivent
s'en séparer pendant de longues semaines, n'ayant d'autre alternative
que de s'en remettre au talentueux savoir-faire d'un artisan dont le nom
a d'ores et déjà rejoint l'histoire de la lutherie. Un nom associé à un
atelier de création, de restauration et d'expertise développé par Marcel
Vatelot en 1909, repris par son fils Etienne à partir de 1959, auquel
a succédé son ami et fils spirituel Jean Jacques Rampal en 1997. A la
porte d'entrée de cet antre à démiurge, une plaque en guise d'insigne
porte le nom des trois maîtres luthiers. Malgré le récent changement de
mains, Etienne Vatelot continue d'évoluer presque quotidiennement entre
le salon de musique et l'atelier de restauration. Tout en lui respire
l'énergie apprivoisée, la force canalisée : une allure élégante et discrète,
un regard intense mais néanmoins plein de mansuétude, un sourire généreux
qui déborde d'un visage aux rides imprimées par l'attention. A soixante
quinze ans, il semble avoir traversé la vie en s'en étant fait une alliée,
une complice : puisqu'il n'est pas possible de l'étirer à volonté, il
fait tout juste en sorte de l'intensifier.
Une vie pour la lutherie
" Je suis en demi retraite et en super activité " confie Etienne Vatelot
en consultant son agenda noirci afin de fixer un rendez vous à un commissaire-priseur
qui lui demande une expertise. En cinquante ans de métier, il a acquis
une telle expérience en matière de lutherie, il a eu entre ses mains et
pu détailler un si grand nombre d'instruments à archet que son jugement
fait autorité lorsqu'il s'agit d'identifier un violon, un alto ou un violoncelle,
et de reconnaître son créateur parmi la longue cohorte des générations
de maître luthiers qui se sont succédés depuis l'invention du violon en
Italie en 1480. Rares en effet sont les luthiers experts à avoir en mémoire
autant de petits riens qui font la signature d'un instrument. Recherchés
dans le monde entier sont ces artisans qui ont poussé si loin l'amour
de cet objet à produire des sons qu'ils sont devenus eux-mêmes un livre
ouvert, une encyclopédie musicale, capable de retracer la vie d'un nombre
infini d'instruments considérés chacun comme un corps singulier. Aujourd'hui
par exemple, Etienne Vatelot et Jean Jacques Rampal, qui a été initié
à l'expertise par son prédécesseur, doivent se rendre à la demande d'assureurs
auprès de l'orchestre de Paris pour authentifier et évaluer les instruments
à cordes des musiciens qui s'apprêtent à partir sur une longue tournée.
Quatre jours durant, ils vont pénétrer les arcanes de ces composés de
pièces de bois. Soixante dix pièces pour le violon que seul le luthier
connaît intimement. Un assemblage subtil et minutieux auquel Etienne Vatelot
a été confronté dès 1942 quand il a rejoint l'atelier de son père. Un
homme qui reste la figure tutélaire. " Je n'imaginerai pas ôter la plaque
professionnelle que mon père a posé en 1909 quand il s'est installé ici
" résume t-il. " C'est une question de reconnaissance et de déférence.
Je suis resté 28 ans à travailler avec lui, et pendant tout ce temps,
nous n'avons jamais eu la moindre dispute. C'est grâce à lui que j'ai
découvert ce métier, et tout ce qui m'est arrivé je le lui dois. " Un
père qui était sans doute d'autant plus exigeant qu'il nourrissait pour
son fils de grandes ambitions. Après l'avoir fait rentrer dans l'atelier
de Amédé Dieudonné, considéré comme le plus talentueux et le plus sévères
des luthiers exerçant à Mirecourt, le berceau vosgien de tous les luthiers
français, Marcel Vatelot envoya son fils en 1947 auprès de Victor Quonoil,
un grand restaurateur de violons et violoncelles. Il s'en souvient encore
avec émotion : " Après Mirecourt, je suis revenu ici et mon père m'a dit
qu'il fallait que j'étudie la restauration. Je l'ai fait bien entendu
dans notre atelier mais également chez Victor Quonoil, un homme merveilleux
qui m'a appris beaucoup de choses. Je suis parti à Massy Palaiseau où
il habitait avec une petite boîte dans laquelle il y avait tous les morceaux
d'un violon qui avait été écrasé dans les bombardements. Mon père me l'avait
donné en me disant " quand l'instrument sera reconstitué, tu pourras revenir
à l'atelier ". Je suis rentré un an après quand tout a été terminé. "
Il reste une année à travailler avec son père puis part à New York en
1949 pour parfaire l'art de la lutherie. Cet épisode, quoique formateur,
est associé à un souvenir douloureux à travers lequel perce avec effroi
la puissance capricieuse du destin. Grand ami depuis l'enfance de la violoniste
Ginette Neveu, aux mains de laquelle son père avait remis son premier
petit violon, Etienne devait partir avec elle en avion le 27 octobre.
Mais peu avant le départ, celle-ci lui apprend qu'elle allait finalement
rôder son programme à Saint Louis, qu'elle ne serait donc pas disponible
avant le 10 novembre, et qu'il peut dans ce cas lui même retarder son
voyage. Sur ces entrefaites, " j'avais un frère qui était à la French
Line et qui m'a dit " tu devrais prendre le bateau, si tu veux je peux
t'avoir une place à bord de l'Ile de France ". J'ai accepté et alors la
pauvre Ginette est partie dans l'avion de Marcel Cerdan qui s'est écrasé
aux Açores. C'était une enfant de la maison, une amie intime. Après l'accident,
la Commission d'Air France nous a rapporté un étui de violon que mon père
lui avait fait dans lequel il y avait ses deux instruments : un Stradivarius
qu'elle jouait toujours, et un violon d'un autre auteur italien, de Jean
Baptiste Guadalini. On nous a rapporté cet étui qui avait été retrouvé
sur les lieux de l'accident. A l'intérieur, il y avait deux archets mais
pas de traces de violon. Il y avait un archet cassé en deux, et puis un
archet absolument intact, superbe, monté écailles et or. Mais on n'a jamais
su si le violon été toujours en vie ou non. " Etre en vie... Quelle passion
faut-il donc avoir, quelle relation mystérieuse faut-il donc entretenir
pour parler de la sorte d'un instrument ! " Quand un violon disparaît
on se demande toujours si on ne va pas par miracle le retrouver " poursuit
Etienne Vatelot. " Quand un musicien nous quitte, comme Jacques Thibaud
qui a été un grande perte pour le violon français, on pense également
à l'instrument qui a disparu avec lui. Parce qu'en réalité, nous ne sommes
que de passage, alors que les instruments eux traversent les siècles !
"
La passion du beau son
Objets inanimés avez-vous donc une âme ? demande le poète, auquel le luthier
répond bien sûr en montrant à l'intérieur de l'instrument le délicat petit
morceau de sapin placé entre les ouïes et ajusté, légèrement derrière
le chevalet, entre le fond et la table d'harmonie. L'âme au coeur du violon,
dont le moindre déplacement suffit à en changer la sonorité, est une des
composantes qui donnent à chaque instrument une personnalité unique. En
bon alchimiste des sons, Etienne Vatelot est très attaché à la pluralité
sonore qui émane de l'identité propre à chaque violon, alto et violoncelle.
" Si vous prenez 40 violons, vous verrez que pas un ne ressemble à l'autre
" souligne t-il. " Ils ont des formes très légèrement différentes, ils
ont des couleurs et des consistances de vernis différentes. Alors, il
faut créer son modèle, en imaginant la forme des ouïes, la forme des contours,
et en respectant certains moments très importants de la construction comme
la mise en épaisseur de l'instrument et le galbe que l'on donne à la voûte.
Il y a des dizaines de facteurs qui rentrent en jeu sans arrêt dans la
construction d'un instrument. Jusqu'au vernis qui a lui aussi son importance
: si vous prenez un vernis cellulosique par exemple, vous bloquerez les
fibres du bois et vous obtiendrez une sonorité épouvantable. Je dirais
que deux instruments fait avec les mêmes planches de bois, sur le même
modèle, avec le même vernis n'auront pas une sonorité similaire. Il y
aura des ressemblances mais ce ne sera pas exactement la même chose. "
A force d'étude et de réflexion, Etienne Vatelot est parvenu au milieu
des années cinquante à créer ce à quoi chaque luthier rêve en son for
intérieur d'aboutir : un modèle d'instrument dont la qualité de timbre
reconnaissable entre tous renvoie à son auteur. Peut-être par atavisme
dans la mesure où son père avait une préférence pour cet instrument, et
que le beau père de celui-ci - André Hekking - était un grand violoncelliste,
le modèle que le maître a mis au point est un violoncelle. Il en a fabriqué
près de quarante et chaque propriétaire, dont la plupart sont de grands
solistes, parle de leur instrument comme de leur " Vatelot " : Mstislav
Rostropovitch, Yo Yo Ma, Luis Claret, Alain Meunier, Franck Emerson...
" Quand j'ai créé mon modèle de violoncelle en 1954, j'ai fais venir Maurice
Jendron, le grand violoncelliste soliste. Il venait passer l'archet à
chaque fois que je terminais un instrument. D'habitude, je disais " tiens,
il est un peu pointu, ou il est un petit peu grave, ou il manque de respiration,
il faut encore attendre... ", mais quand Maurice a joué cet instrument,
j'ai pensé que ce pouvait être une réussite éphémère mais qu'il fallait
continuer dans ce sens. " Parmi les nombreux portraits dédicacés de grands
musiciens qui couvrent une partie du bureau et du couloir reliant la salle
de musique à l'atelier, deux hommages sont particulièrement éloquents.
Celui de Maurice Jendron justement qui écrivait en 1953: " Pour mon cher
Etienne, dont la valeur n'a pas attendu le nombre des années ", et celui
de Luis Claret en 1980 : " Pour Etienne, créateur de sons et de rêves,
sans qui mon violoncelle ne serait pas ".
L'ami des musiciens
L'atelier de luthier de la rue Portalis est donc très réputé pour la qualité
de ses expertises, pour le son magistral de ses instruments dont il ne
sort que trois ou quatre exemplaires chaque année, mais aussi pour l'exercice
de la haute restauration qui représente en fait le coeur de l'activité.
Quatre assistants, qui sont de véritables maîtres luthiers, travaillent
quotidiennement à la réparation des violons et violoncelles accidentés.
Une véritable gageure. Vêtus d'une blouse blanche, pareille à celle des
médecins, Pierre Caradot le chef d'atelier, ainsi que Nicolas Perrin,
Adélaïde Cros et Philippe Mahut, se penchent avec patience et précision
sur les fractures et les plaies des instruments. " L'apprentissage de
la restauration est un travail spécifique " confie Jean Jacques Rampal,
"c'est à ce moment là que je suis rentré dans l'atelier d'Etienne Vatelot.
C'est un domaine complètement différent mais qui ne peut être pratiqué
qu'après avoir appris à fabriquer les instruments. Parce que la restauration
réclame encore plus de minutie dans les gestes : parfois, on doit recoller
des cassures et c'est très difficile, parfois on doit ajuster des pièces
et cela réclame une précision diabolique. Il faut déjà savoir parfaitement
travailler le bois, que ce soit l'épicéa ou l'érable ". Différentes techniques
sont utilisées dont celle du pore par pore qui consiste à reboucher un
trou en disposant des petits pores de bois ajustés les uns à côté des
autres. Le bois est bien sûr du vieux sapin sur lequel sera appliqué un
raccord de vernis qui permettra au violon de retrouver son aspect initial
et surtout sa sonorité. Etienne Vatelot se montre toujours aussi inflexible
sur la qualité du travail : " On ne peut pas s'improviser restaurateur,
sans quoi on ferait des dégâts épouvantables sur des instruments de valeur.
Il faut donc connaître les techniques, savoir sur quoi on travaille, ce
que l'on a le droit de faire ou de ne pas faire dans une réparation. Il
y a des restaurateurs qui sont des destructeurs, et ceux-là ce sont des
dangers. " Qualité qui participe d'une démarche : " La restauration sur
des instruments ordinaires se fait de la même manière que celle exécutée
sur des instruments prestigieux " ajoute t-il. " Il faut prendre le même
soin. Car si un jeune débute sur un petit violon d'étude dont le chevalet
est mal fait, l'âme mal réglée, les cordes inadaptées à l'instrument,
alors il pourra être dégoûtée de faire de la musique. Il faut avoir la
même attention sur un instrument de peu de valeur que sur un Stradivarius.
" Quand l'amour du métier se conjugue avec la passion de l'instrument
le poète n'est jamais très loin : " Regardez le vernis de ce violon de
Niccolo Amati, qui était le maître de Stradivarius, c'est un beau blond
avec des ondes qui vivent parfaitement. De ceux de Stradivarius, on peut
dire qu'ils ont une belle robe, que leur volute ont du caractère, que
ce sont des violons sensuels ". Les musiciens sont bien sûr les premiers
à comprendre et apprécier une telle implication. L'atelier est pour ceux
qui le fréquentent comme une amicale et réconfortante halte. A la fois
confident et médecin, conseiller et homme de main, le maître luthier est
l'allié du musicien. Il doit les renseigner sur leur instrument et s'appliquer
à en régler la sonorité. Il doit comprendre ce qui se passe : pourquoi
il y a de l'acidité dans l'instrument, pourquoi il est trop feutré, s'il
faut lui redonner ou non un peu de projection... Une anecdote reflète
bien cette complicité : " Quand Yéhudi Menuhin a vendu son fameux Stradivarius
Soil (1714) à Itzhak Perlman, celui-ci m'a appelé et m'a demandé ce que
je pensais de l'instrument. Je lui ai dit Itzhak, c'est vraiment le violon
pour toi, c'est vraiment un instrument intensif dans le style de ton jeu
qui ira admirablement avec toi ". " Une des qualités premières de Etienne,
c'est d'avoir axé ses efforts sur le réglage des instruments " confie
Jean Jacques Rampal. " J'ai toujours besoin de son expérience, comme lui
sans doute avait toujours besoin de l'expérience de son père quand il
avait repris la maison en 1959. C'est la voix de la sagesse de quelqu'un
qui a une expérience extraordinaire. Je crois que le savoir est continuel
et la transmission du savoir est très importante. "
Savoir, c'est transmettre
Dans ce métier où l'élève commence par regarder les gestes du maître,
où le mimétisme est la première démarche, il est indispensable de préserver
la relation privilégiée d'apprentissage. L'élève apprend les étapes de
fabrication telles qu'elles ont été élaborées de façon logique dès l'origine
de la lutherie : on commence toujours par le moule, ensuite on fait la
table d'harmonie et le fond, puis on les colle, et on finit par le manche
et la tête. Mais dans les années soixante une grave crise des vocations
menaçait jusqu'à l'existence même de la lutherie française. En 1965, il
n'y avait plus qu'une trentaine de luthiers. Il ne restait plus qu'une
poignée d'ateliers à Mirecourt, dans la ville historique de la lutherie,
située entre Nancy et Epinal. Voyant que la profession périclitait, Etienne
Vatelot a alerté les autorités compétentes et arpenté les labyrinthes
des ministères pendant plus de quatre ans. Avec le concours du réalisateur
de films Claude Santelli, il a aussi sensibilisé l'opinion à travers les
médias. Son credo : faire en sorte que le métier perdure et que le style
français de cet artisanat si raffiné reste bien vivant. Il se souvient
: " J'étais soutenu dans ma démarche par Marcel Landowski, le grand compositeur,
qui avait dans cette même période relancé la musique en France en créant
les conservatoires régionaux, les orchestres régionaux. Les responsables
de l'éducation nationale ont donné leur accord pour que nous ouvrions
une école en commençant avec cinq élèves. C'était en avril 1970, l'école
fut inaugurée le 10 septembre suivant. Petit à petit cela s'est développé,
on est passé de la classe préfabriquée au lycée Jean Baptiste Vuillaume
où il y avait des locaux un peu plus convenable. En 1998 des bâtiments
ont été refaits dans ce même lycée spécialement pour l'école de luthiers.
Depuis l'ouverture de l'école, une centaine de jeunes sont passés sur
ses bancs pour se retrouver aujourd'hui sur le marché. Les résultats sont
très bons et le niveau monte progressivement. " Aujourd'hui président
du conseil des métiers d'art au ministère de la culture, dont l'objectif
est de sauver les métiers en voie de disparition, il défend la réputation
d'un artisanat français dans le monde qui, même au plus haut, doit être
consolidée. Foi de maître luthier.
Hugues Demeude
|